News 08/11/2022

Snow en novembre

Cinédoc organise du 15 au 26 novembre, dans divers lieux de la capitale (l’INHA, le Grand Action), une rétrospective très complète de l’œuvre du cinéaste et artiste visuel canadien Michael Snow.

Cet événement autour de l’œuvre de Michael Snow, conçu sous la direction de Federico Rossin et Dominique Willoughby, sera soutenu et nourri par un colloque et une exposition autour du dernier livre de cet artiste né 1928, My Mother’s Collection of Photographs, à la Galerie Martine Aboucaya. Une quasi intégrale avec un cocktail flamboyant de courts métrages et deux très longs métrages.

Paris, capitale de l’avant-garde cinématographique, héberge trois coopératives de diffusion, d’expertise et de promotion du cinéma dit expérimental, ce qui explique la vigueur de ce cinéma depuis quelques années. Après les manifestations liées aux 50 ans du Collectif Jeune Cinéma et aux 40 ans de Light Cone, Cinédoc Paris Films Coop, co-fondé par Claudine Eizykman (voir à son sujet notre article) et Guy Fihman en 1974, gratifie aujourd’hui le spectateur d’une série de projections, quasiment toutes en format argentique, de l’œuvre cinématographique de Michael Snow. Le travail de ces coopératives intéresse de plus en plus de salles de cinéma parisiennes, qui se mettent à projeter des films expérimentaux : le Grand Action, l’Archipel, la Clef, le Studio des Ursulines, le Reflet Médicis, le Luminor, etc., séances qui s’additionnent aux lieux alternatifs comme Mains d’œuvres ou les Voûtes, qui font déjà la part belle à ce cinéma.


Back and Forth © Michael Snow.

D’origine canadienne, Michael Snow a été, comme l’Autrichien Peter Kubelka, un hôte de marque pour les cinéastes et théoriciens de l’avant-garde new-yorkaise rassemblés autour de Jonas Mekas avec qui il a travaillé, faisant évoluer le film expérimental américain vers un minimalisme qui marque un tournant dans la manière d’envisager et de (dé)construire ce cinéma. À l’impressionnisme des pionniers Maya Deren ou James Broughton et au panthéisme d’un Stan Brakhage, succède une rigueur conceptuelle qui teste jusqu’en 1973 les potentialités du médium.

Devenu l’une des figures de proue de ce que le théoricien P. Adams Sitney nomme, dans un article de 1969, le “film structurel”, Snow, comme d’autres collègues de la fin des années 1960, parmi lesquels on peut citer Paul Sharits ou Hollis Frampton, trouve dans la grammaire du cinéma (mouvements de caméra, vitesse, granularité, répétitions, boucles) le moyen d’accéder à une abstraction cinématographique qui ne doit plus rien à la transposition de l’abstraction picturale sur pellicule filmée, telle que la pratiquèrent Hans Richter et Walter Ruttmann dans les années 1920, ou avec des motifs gravés/grattés directement sur le support (Len Lye, Norman McLaren).


Wavelenght © Michael Snow.

Né à Toronto, Michael Snow entreprend des études de peinture et de sculpture (1948-1952) et éprouve un vif intérêt pour le jazz, qu’il pratique encore aujourd’hui. La même année que sa première exposition personnelle, en 1956, il réalise un film, A to Z, un court métrage d’animation. Ce n’est qu’à partir de 1963, lorsqu’il s’installe à New York avec son épouse, Joyce Wieland, appelée elle aussi à devenir une cinéaste expérimentale de renom, qu’il se met à suivre les projections organisées par Jonas Mekas et se découvre un véritable intérêt pour le film expérimental. Son deuxième film, New York Eye and Ear Control (1964, visuel de bandeau) se situe encore dans une démarche de plasticien. Après un autre essai, Short Shave (1965), Snow réalise Wavelength (1967), qui fait l’effet d’une bombe : ce moyen métrage aura la même importance historique pour l’avant-garde cinématographique internationale qu’en leur temps Meshes of the Afternoon de Maya Deren et Alexander Hammid (1943) ou Anticipation of the Night de Stan Brakhage (1958).

Wavelength est (apparemment) constitué d’un zoom avant de quarante-cinq minutes dans un atelier new-yorkais qui va du fond de la pièce jusqu’à une photo en noir et blanc, représentant des vagues, épinglée sur le mur-cible. Les bruits synchrones du début deviennent des bourdonnements de plus en plus aigus, obtenus au synthétiseur. La progression du zoom est parasitée par le surgissement alterné de quatre mini-événements : deux hommes conduits par une femme déposent un meuble ; la même jeune femme accompagnée d’une autre vient fermer une fenêtre et boire du café, un homme paraît et s’effondre, l’une des deux jeunes femmes vient téléphoner.

Par ailleurs, le zoom, qui resserre son champ, est troublé ou enrichi par de nombreuses variations chromatiques obtenues par des filtres ou des changements de luminosité. En fait, le zoom a été façonné en plusieurs fois et unifié au montage, et c’est bien le “personnage” principal du film. Wavelength reçoit le Grand prix du festival spécialisé de Knokke-le-Zoute en janvier 1968 et devient une des œuvres expérimentales les plus montrées dans le monde. Son double pôle – mise en espace d’un paramètre filmique (le zoom) et bribes de fictions – en fera également le film le plus accessible de la future mouvance structurelle. Sa relative simplicité contraste avec la complexité de sa conception.


Back and Forth (<—>) © Michael Snow. 

Snow épure sa démarche avec Back and Forth (<—>) (1969, visuel ci-dessus), composé d’une suite de panoramiques horizontaux et verticaux dans une salle de classe. Ici, les petits événements qu’on décèle lors des premiers mouvements (quelqu’un qui lit, une balle qui rebondit) sont effacés par la suite au profit de l’abstraction obtenue par des murs balayés par l’objectif.

Avec La région centrale (1970-1971), Snow conçoit le film le plus radical de sa période formaliste pure. En 1969, il avait émis le désir de réaliser un “film paysagiste” équivalent, en termes cinématiques purs, des tableaux de Cézanne, Corot ou Monet. Pierre Abbeloos conçoit spécialement pour ce projet un dispositif à bras mobile, sur lequel est placée une caméra programmée par ordinateur, qui balaie non seulement horizontalement mais en cercles, spirales et circonvolutions diverses, une région montagneuse et désertique du Québec.

En un peu plus de trois heures nous voyons, par le vertige du mouvement, le paysage désolé et le ciel vide donner naissance à une série de compositions abstraites où l’espace et le temps sont comme suspendus. Snow se sépare de la conception brakhagienne de l’œil libéré de l’héritage culturel, car chez l’auteur de Songs, l’œil, débarrassé de son éducation perspectiviste, renvoie néanmoins à la subjectivité de l’artiste.

La région centrale marque (provisoirement) une fin dans la progression pyramidale de l’avant-garde filmique uniquement formaliste nord-américaine : à la fois pleinement œuvre d’art et cas limite, ce film ne peut être continué ou transcendé. Le cinéma expérimental du nouveau continent va entrer dans une période de crises, de tâtonnements, que l’arrivée de la vidéo et des nouvelles technologies (auxquelles l’auteur de Wavelength s’essaiera) va rendre plus manifeste. Snow lui-même en témoigne avec Rameau’s Nephew by Diderot (Thanks to Dennis Young) by Wilma Schoen (1974, 270 minutes, photo ci-dessous) (1), film volubile, composite, qui marque une rupture avec ses travaux précédents, mais qui reflète bien la scène avant-gardiste américaine des années 1970.


Rameau’s Nephew… © Michael Snow. 

Le film est composé d’un grand nombre de fragments, de séquences qui peuvent constituer autant de courts métrages. La vision intégrale du film, en ouverture de colloque, le 15 novembre en copie 16 millimètres, sera l’occasion d’en tester, en 2022, ses potentialités. Le cinéma expérimental nord-américain des années 1970 (Poetic Justice, Hollis Frampton, 1972 ; Film about a Woman who…, Yvonne Rainer, 1974) intègre la parole, les sons, les bruits comme nouveaux territoires à défricher qui aboutissent à une forme d’essayisme cinématographique. Rameau’s Nephew… se présente comme une suite d’expériences-tableaux fondées sur le son, la communication entre individus, entre artistes, avec les aléas divers de l’enregistrement, les décalages sémantiques entre image et son, le mélange de langues, de dictions…

Snow devient par la suite un artiste visuel continuant à analyser et à transcrire, souvent dans des optiques paranarratives, les rapports du son et de l’image : Presents (1981), So is This (1982), Figures (1986), The Living Room (2000). Il poursuit également ses recherches dans le domaine de l’installation multimédia et de l’hologramme. Son dernier film, Cityscape (2019, photo ci-dessous), sera présenté le 25 novembre au Grand Action.


Cityscape © Michael Snow. 

Michael Snow a suscité très tôt des critiques élogieuses dans la presse cinéphile française. Il ne s’est jamais voulu marginal, excentré, “underground”. Dès le début, il semblait aimanté par l’espace muséal et, même s’il n’a pas orienté ses recherches volontairement dans cette voie, il y songeait constamment. Lors de l’avant-première de *Corpus Callosum (2001) au Centre Pompidou, un curieux effet de miroir s’est produit. Tandis qu’historiens et conservateurs se succédaient sur l’estrade pour présenter ce géant de l’avant-garde, leurs doubles stylisés s’animaient dans le film. L’entrecroisement des réalités (la “performance” des présentateurs et celle des acteurs dans le film) offrait une saisissante osmose entre réel et représenté : le musée d’Art moderne créait-il Snow ou était-ce l’inverse ?

Raphaël Bassan


Le programme de l’événement dédié à Michel Snow est à retrouver dans son intégralité sur le site de Cinedoc

1. Re : Voir a édité ce film en DVD accompagné d’un livre bilingue (français/anglais) de 184 pages dans lequel sont analysées, par Ivora Cusack et Stéfani de Loppinot, les différentes séquences de l’œuvre. Cette publication comporte également la reproduction de documents inédits (scripts et notes préparatoires).

Visuel de bandeau : New York Eye and Ear Control © Michael Snow.

À lire aussi, du même auteur :

- Sur Peter Kubelka.

- Sur Paolo Gioli.