Louise Courvoisier du court au long : un western jurassien ?
Lauréat du Prix Jean-Vigo 2024, le premier long métrage de Louise Courvoisier, ancienne élève de la CinéFabrique, s’apprête à gagner les salles obscures à partir du 11 décembre. Comme on s’écrie là-bas, dans le Jura : “Vingt dieux !!!"
Dès sa première séquence, Vingt dieux propose une immersion dans le Jura rural. Fête paysanne et vie haute en couleurs de Totone, fils d’un agriculteur qui fabriquait du comté jadis avant de sombrer dans l’alcool. La première séquence le suggère : le fils de dix-huit ans finira comme son père. Mais ce destin tout tracé, la fable du cinéma vient très vite le contrarier. Le père meurt et Totone se lance dans un challenge à l’américaine : non seulement fabriquer du fromage (lui qui n’y connaît rien), mais remporter la sacre suprême (la médaille d’or d’un concours). Étape après étape, Totone va se métamorphoser, dans un cheminement tant vertical qu’horizontal.
Plus qu’une fable sociale ou rurale, Courvoisier met en scène un récit bien comté, un cheesy movie où le fromage local devient une métaphore totale. D’un film, d’une vie qu’il est impossible de vivre seul et d’un destin qui, prenant de l’âge, gagne en goût, en ruralité et en humanité. Avec ce coming of age gorgé de terre et d’une poésie libertaire, révélé à la Semaine de la critique et tout naturellement couronné du Prix Jean-Vigo 2024, la jeune réalisatrice issue de la CinéFabrique détonne par son réalisme singulier. Courvoisier décrit avec précision un monde qu’elle connaît. Les détails commandent, la dimension documentaire (les acteurs non professionnels, les étapes dans la fabrication du fromage, la vie rurale) n’ont de fonction que dans l’élaboration de la fiction.
La réalisatrice met en scène un monde où tout est cinématographique. L’allégorie permet d’échapper à l’écueil du discours moral/social pour dessiner autre chose, quelque chose autour du système D, de la famille, du deuil mais aussi comme une sorte de pied de nez au traditionnel réalisme français proprement dit, quelque chose d’un peu anar. Car dès le premier plan (celui qui montre un veau dans une voiture), on sent que l’écriture de Courvoisier repose sur un jeu avec le(s) cadre(s).
Très bien écrit, Vingt dieux détonne en jouant presque à tous le plans la carte du renversement. Il en va tout autant dans sa manière de s’attaquer aux stéréotypes de genre (les figures féminines qui mènent seules leur barque et dirigent les opérations apparaissent hors des sentiers balisés) que dans sa manière de filmer le “réel”. Le Jura devient le décor organique d’un western à la nature vivante. C’est le contrechamp, le miroir du vide, une entendue infinie. Au sens propre et figuré, les routes sont des chemins. Dans les panoramas s’organise un face à face, le défi de l’homme face à la nature.
Quant aux personnages, ils n’entrent que rarement entièrement dans le cadre. Violent et débordant d’énergie, Totone est une nouvelle espèce de héros hors normes. Au bout de son parcours : une revanche. Sur quoi ? Sur l’ordre du monde, mais aussi sur le cinéma qui, toujours, dessine une image du monde. Il y a quelque chose de punk dans ce cinéma d’ode aux outsiders. Avant ce premier long métrage, Courvoisier a réalisé deux films courts à la CinéFabrique : La jarretière en 2017 et Mano a mano en 2018. Dans le premier, elle met en scène un viol symbolique : Adeline (Maybie Vareilles) accepte à contrecœur, à contre corps devrait-on dire, de se soumettre à des us et coutumes rétrogrades : le jeu dit de la jarretière. Le film, d’une facture assez classique, repose sur un basculement, un retournement de situation assez provocateur et malsain dont ne dira rien afin de ne pas spoiler son final.
Court métrage circassien parlé en italien, Mano a mano (photo ci-dessus) nous propulse dans le corps à corps d’un couple au bord du gouffre. Abby (Abby Neuberger) et Luca (Luca Bernini), acrobates itinérants, proposent de chapiteau en chapiteau des numéros à couper le souffle. Lui dans le rôle du porteur, tout en muscle et virilité ; elle dans celui de la voltigeuse, toute en souplesse et féminité. Comme dans La jarretière, dans ce film couronné du premier prix de la Cinéfondation en 2019, l’homme impose à sa partenaire une figure qu’elle ne souhaite pas réaliser. De là, la chute, la rupture suspendue à un cheminement tant physique que sentimental. Les acrobaties s’enchainent sans que jamais les corps ne se laissent enchainer. Ils débordent. Le spectacle d’équilibriste et de divertissement prend chair dans un récit sur le cirque, plus largement sur le spectacle où la question du cadre rejoint celle de la foi : confiance à trouver, à reconstruire dans une relation à deux et foi (du spectateur) dans la fable racontée. Le couple comme les spectateurs sont pris tout à coup dans un même bain, entre équilibre et déséquilibre, entre l’intérieur et l’extérieur (le hors champ).
Nous pourrions presque douter de la bonne exécution de chacune des figures et pourtant nous savons qu’elles sont bien réalisées (ce que valide la présence de comédiens non professionnels issus du cirque). Étrange va-et-vient, donc, entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. Le hors champ permet de relancer les dés, de jouer sur nos attentes, de réécrire l’histoire, de jouer avec la puissance du cinéma, d’un cinéma autrement, à bras le corps.
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