Semaine de la critique 2025 : les courts métrages en compétition (2/2)
Deuxième journée de compétition des courts métrages à la Semaine de la critique ce mardi 20 mai, avec un second programme que l’on pourrait intituler “Si loin si proche”.
L’une des œuvres les plus percutantes de cette année au sein de la compétition de la Semaine de la critique est le film allemand État critique (Критичний стан), réalisé par la cinéaste ukrainienne Mila Zhluktenko. Se référant directement à la trajectoire de Lev Rebet (1912-1957), figure du journalisme et de l’indépendance ukrainienne, le film refuse pourtant de verser dans la fresque historique ou le portrait à vocation pédagogique. Mila Zhluktenko a choisi une forme qui confine à l’abstraction. Le film commence par un travelling latéral épousant la foulée pressée de deux chiens en laisse, au sein d’un univers bucolique dont l’ancrage géographique est difficile à déterminer. On aperçoit bientôt les deux hommes qui accompagnent les chiens. Ils profitent de la dissimulation que permet l’ombre de la forêt pour commettre l’irréparable : assassiner l’un des deux chiens en lui inoculant un poison.
S’en prendre à l’animal, c’est déjà rogner sur l’essentiel, et faire acte de barbarie. Ce n’est que le premier pas – à la fois concret et symbolique – vers une agression plus grande : la tentative d’annihilation de tout un peuple. La cinéaste, en quelques images en noir et blanc, sobres et maîtrisées, résume bien l’esprit destructeur à l’œuvre pendant l’ère soviétique. Impossible, en voyant ces images, de ne pas songer aux méthodes employées par les services secrets russes et à l’atrocité de l’agression militaire subie par l’Ukraine depuis 2022.
État critique (photo ci-dessus) lorgne tout de même du côté du film historique, reconstituant en effet la rédaction d’un journal indépendant ukrainien basé à Munich dans les années 1950. Il s’agit de représenter un pan méconnu de l’histoire ukrainienne en évoquant les activités de rédacteur en chef de Lev Rebet, juste avant son empoisonnement en 1957 par l’agent du KGB Bogdan Stachinsky. Mila Zhluktenko intègre une réflexion sur le bien-fondé des activités éditoriales et surtout sur sa pertinence pour la jeunesse ukrainienne en exil. Excluant toute simplification de son propos, la cinéaste ouvre par-là sur une réflexion plus indirecte sur le nationalisme ukrainien. L’ambiance joyeuse des brasseries allemandes rompt, par contraste, avec le destin morbide du personnage, affublé d’une paire de lunettes typique. On voit ce dernier marcher seul dans les rues de Munich, les plans soulignant la solitude fragile de l’homme.
Mais la traversée de la ville est aussi une traversée des temps, le film se connectant finalement au présent. On voit deux jeunes femmes traversant le cimetière où est enterré Lev Rebet. Elles évoquent en ukrainien la différence entre les exilés du passé et les exilés de la guerre actuelle. Le passé renvoie au présent, mais le passé n’est pas le présent. Fondé sur ce hiatus, le film crée une fausse boucle pour saisir, par le récit comme par la contemplation, l’arrêt comme la marche, ce qu’il reste d’Ukraine en Europe, ce qu’il y a d’Ukraine en Europe. Le cœur de l’Ukraine bat fort, malgré l’exil et l’amertume.
La figure principale qu’emploie Mila Zhluktenko est le duo asymétrique : deux chiens, deux agents du KGB, couple formé par Lev Rebet et sa femme Daria, deux femmes dans le cimetière. La cinéaste montre la proximité des personnes formant ces couples pour mieux révéler la différence de chacune. Les aimants s’attirent et se repoussent, mais restent distincts. Si un parallélisme se crée, tout semble bientôt reposer sur l’asymétrie, la dissymétrie même.
Notons que la question du double est soulevée par un autre film de la compétition, Glasses (“Les lunettes”, donc – visuel ci-dessus). Réalisé par Yumi Young, cinéaste sud-coréenne, cette animation se présente comme un complexe psychanalytique où se brouillent les repères entre soi et l’autre, l’intériorité et l’extériorité, le réel et le fantasme, le conscient et l’inconscient. Optant lui aussi pour le noir et blanc, le film fascine par la quête de soi dont il devient le lieu d’expression étrange et dynamique. Il fait de la brisure son motif directeur : derrière les apparences d’un univers aseptisé se dissimule une difficile recherche de paix intérieure. Elle passe par le dédoublement, voire par la dissociation, pour mieux parvenir finalement à une réconciliation. Le film pose la question de l’attachement et de la loyauté, avant d’amorcer une émancipation libératrice, métaphorisée par l’acquisition d’une nouvelle paire de lunettes. L’émancipation est affaire de regard (sur soi et les autres).
Deux films interrogent le lien amoureux sous des formes assez inattendues. Donne batterie, réalisé par la Française Carmen Leroi (photo ci-dessus), apparaît classique dans sa facture et sa mise en scène se met au service d’une trajectoire narrative reposant sur l’indécision : Lila (incarnée par Marie Rosselet-Ruiz) ne sait que faire d’une encombrante batterie laissée par son ex-compagnon. Malgré la qualité du jeu des actrices et le portrait qu’il dresse du XIIIe arrondissement de Paris, le film peine à dépasser l’anecdote et tend à s’essouffler tandis que son personnage persévère.
Le film allemand Erogenesis, réalisé par la cinéaste roumaine Xandra Popescu (photo de bandeau), livre de son côté un regard détonant sur les liens intimes à travers une fresque scientifico-mythologique construite à partir de références à la pensée féministe (en particulier Alexandra Kollontaï). Le film ne prétend à aucun réalisme : il contient des tableaux vivants psychédéliques, renvoyant à un univers post-apocalyptique où de rares figures survivantes se posent la question du plaisir en dehors des contraintes morales de la reproduction. Si le style est poseur, il a l’immense force de laisser libre cours à un imaginaire débridé, surprenant et engagé. Le désir charnel ne relève pas de la propriété enfermante.
Réalisé par le Brésilien Leonardo Martinelli, Samba infinito (photo ci-dessus) interroge lui aussi les liens intimes à partir de l’enjeu du contact : que signifie toucher (ou être touché par) quelqu’un ? Que signifie perdre (ou faire le deuil de) quelqu’un ? Reposant sur une temporalité entremêlant passé et présent, le film expose l’errance d’un homme d’une quarantaine d’année pendant le carnaval de Rio. Mais c’est son intériorité qu’il s’agit de déconstruire à travers un chassé-croisé chorégraphique se déroulant dans différents lieux de la mégalopole, au sein des parades de rues comme dans la Bibliothèque Royale. La présence mystérieuse de Gilberto Gil renvoie à une créativité immémoriale. Incluant la fantasmagorie existentielle dans une chronique sociale, Samba infinito compose un chant à la fois terrestre et céleste aux accents nostalgiques, comme si l’enfance demeurait le lieu d’un blocage.
Au cours du film, l’enfant et l’adulte se retrouvent et marchent ensemble. Dans une séquence déchirante, l’adulte suivi de l’enfant marche le long d’un balcon au sein de la bibliothèque. La femme, la mère de l’enfant, peut-être aussi la mère de l’adulte, fait sa réapparition. Le protagoniste dit : “Vous me rappelez quelqu’un.” Après un court moment, la femme réplique : “Moi aussi.” Elle le prend dans ses bras et dit : “Nous ne savons jamais quand on enlace quelqu’un pour la dernière fois.” Le geste a un effet réparateur. Tout ce qui semblait dissocié en l’homme se reforme, l’angoisse morbide laisse place à la vitalité entraînante. L’étreinte passe du statut de geste intime à celui d’acte politique, le signe d’un invincible résistance face au désespoir, à la confusion et à la destruction.
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