News 09/06/2023

Pendant ce temps, à Vera Cruz (rencontre avec Emilio Braojos)

Lors de la dernière édition du Festival Cinélatino de Toulouse, début avril, le Prix Révélation a été décerné au Mexicain Emilio Braojos pour son troisième court métrage, Hora petrolera. Cloé Tralci, membre de notre rédaction, faisait partie du jury et s’est entretenue avec le réalisateur.

Le film embarque, le temps d’une journée, à bord du taxi d’Alberto qui sillonne les rues caniculaires de son territoire : la ville pétrolière de Minatitlán, située dans la région de Vera Cruz, au sud du Mexique. À bord, des passagers issus de différents horizons viennent brosser un état des lieux de la vie comme elle va là-bas. C’est un bon poste d’observation pour découvrir la commune mexicaine de 350 000 habitants, dont chacun des horizons est surplombé par les cheminées de la raffinerie. Les flammes qui dansent à leur sommet colorent le paysage d’enjeux politiques, entre écologie et conflits de classe. Dans l’œil de Braojos, il s’agit de rendre hommage envers et contre tout à l’âme d’un lieu et de ses habitant(e)s. Avec, dans son viseur, une certaine idée de la langueur. Ici accompagnée par la chaleur extrême, elle n’est pas synonyme de l’accablement qui écrase mais plutôt d’une belle disposition offerte à la rêverie et l’attention aux autres.

Votre film mêle plusieurs enjeux. Qu’est-ce qui s’est immiscé en premier : est-ce le désir de filmer le territoire précis de Minatitlán ?

C’est l’idée du taxi. Un chauffeur de taxi voit la ville, le flux des habitants qui y circulent, depuis différents angles, à différents moments de la journée. Je m’étais lancé dans la rédaction d’un dossier pour obtenir un financement accordé à des projets traitant de l’environnement, qui devaient témoigner d’un souci de l’écologie jusque dans leurs méthodes de production. Je manquais d’inspiration. Nombre de discours sur la question se concentrent sur des actions à l’échelle individuelle. Ils négligent une approche plus complexe, qui prendrait en considération des dimensions essentielles comme celles de la classe, du genre ou de la géopolitique. Je questionnais aussi ma légitimité pour prendre la parole sur ces sujets. Mais j’avais tout de même très envie de faire un film ! Alors, j’ai décidé d’écrire justement à partir de mes doutes, de mes dilemmes personnels. C’est ainsi que le premier jet du scénario est né : un chauffeur de taxi dans une ville pétrolière générique non identifiée.

Et puis, durant l’écriture, j’ai eu l’occasion de me rendre à Minatitlán. Tout a alors pris sens. Ce séjour a approfondi ma vision. J’ai découvert un territoire qui vit dans l’ombre d’un géant de feu et d’acier, dont l’architecture se compose essentiellement de vieux immeubles brutalistes. Ces bâtiments ont fait partie d’un projet de logements sociaux, à l’époque où l’État s’impliquait dans la santé et la vie des gens. Depuis, ils ont été laissés à l’abandon et ils sont vétustes aujourd’hui. Cela dit, la ville est pleine de vie, ses habitants y mènent leur existence, avec son lot de joies et ses soucis. Pour moi, ce sont des récits qui méritent d’être racontés et défendus. Le territoire de Minatitlán concentre des angoisses extrêmement caractéristiques du règne du capitalisme tardif sous lequel nous vivons. Tous les autres éléments du film ont été agencés dans l’optique de le montrer. 

On sent dans votre mise en scène que les enjeux de solidarité entre travailleurs vous importent. Les employés de la raffinerie proposent une bière à Alberto, puis vous prenez soin de montrer la vendeuse de poisson, les pêcheurs et les ouvriers de Ferrosur, principale compagnie ferroviaire mexicaine. Avez-vous travaillé à intégrer ces éléments au film dès l’écriture ?

Il était essentiel pour nous de partager l’idée que les messages environnementalistes simples et moralisateurs se compliquent lorsqu’on les confronte à la réalité des personnes qui se trouvent aux avant-postes de la crise climatique.

Sur ces problématiques, beaucoup de discours sont complices de l’idéologie néo-libérale, qui place la responsabilité individuelle au centre de tout et annule le pouvoir de l’action collective. Or, c’est pour moi la seule option valable pour survivre à notre époque. Ces discours détournent la véritable responsabilité. Tout le système de production et de consommation est conçu pour ignorer la destruction qu’il engendre. Les profits sont réalisés par le biais des plus pauvres,  qui ne peuvent se permettre en termes d’économie et de charge mentale d’organiser une vie zéro déchet. Comment recycler et consommer de manière éthique après des journées de travail de dix heures ?

Il me semble que beaucoup de films latino-américains qui ont du succès au Mexique et à l’international se placent du côté de la grande tragédie, ce que je déteste. Ces films sont imprégnés d’un sens du dégoût émanant d’un profil de réalisateur blanc et aisé. Les atrocités qui se déroulent en dehors de sa communauté cloisonnée l’attristent tant qu’il se sent obligé de les montrer à ses semblables, et d’effrayer le public cultivé et bien-intentionné des festivals internationaux. Mais à la place, ces cinéastes pourraient simplement lancer une pétition sur Change.org. Pour appartenir moi-même à ces milieux, je comprends ce type d’élan. J’ai accès aux connaissances, aux moyens de production nécessaires à la réalisation d’un film. Ces ressources sont difficilement accessibles. Je comprends cette envie de dire avec ces outils quelque chose de la misère, des horreurs qui se produisent dans notre pays. Mais quand ces élans “artistico-humanitaires” ne s’accompagnent pas d’une analyse critique et ne prennent pas en compte les points liés à la classe, au colonialisme ou au genre, ils sont totalement inopérants. Ils se résument alors à un spectacle pour les bénéficiaires du système, pourtant ceux-là mêmes qui sont à l’origine des problèmes. Alors, horrifiés, effarouchés, ils ont le sentiment de provoquer un changement en regardant, ou en faisant, un film.

Dans Hora petrolera, nous avons tenté de nous distancer de cette perspective en dressant un portrait de cette ville et de ses habitants qui souligne leur beauté. Sans oublier de montrer les difficultés de ceux qui subissent le plus lourdement les conséquences de notre époque. Mais sans réduire leur rôle à l’écran à celui de corps en souffrance, pour le confort du spectateur-consommateur. C’est en l’honneur de la vie de ces personnes et de leur droit à la mener dignement que nous nous sommes efforcés de maintenir dans le film un sens de la dignité parmi les décombres.

Certains plans semblent extrêmement proches du réel, par exemple celui des combinaisons oranges des ouvriers de la raffinerie, étendues sur un fil à linge. Avez-vous tourné certaines séquences avec une méthode documentaire ?

Lors du tournage, nous avons tenté de rester très ouverts à la possibilité de glaner de nouveaux éléments en cours de route. Pour qu’au final, le film n’incarne pas uniquement “notre vision”, mais bien plutôt une conversation avec l’espace et les personnes filmées. Plusieurs influences nourrissent cet aspect, notamment le travail du cinéaste mexicain Nicolas Pereda. Pour lui, les catégories de la fiction et du documentaire constituent un panel d’outils que le cinéaste utilise à sa guise. Des cinéastes iraniens comme Abbas Kiarostami ou Jafar Panahi ont été également très importants dans le développement du film. Ainsi que le cinéma de Robert Guédiguian.

Tout le film a été tourné en décor naturel. Hormis les derniers passagers à la fin, les deux étudiants (l’un d’eux est incarné par le chef-opérateur, l’autre par la chef-déco), et Gilberto qui incarne le chauffeur [Gilberto Bazzara, un grand comédien mexicain NDLR], tous les passagers sont incarnés par des non professionnels dont plusieurs habitant.e.s de la ville. Certains sont arrivés sur le projet par un casting que nous avons réalisé deux jours avant de tourner – une expérience magnifique, 200 personnes sont venues, comme un meeting improvisé dans une bibliothèque publique – ou par hasard. Certains rôles sont tenus par les gens qui louait l’appartement où logeait l’équipe, d’autres étaient des amis de l’équipe de production, le propriétaire du taxi qu’on a loué, etc. Ce travail avec elles et eux restera un de mes meilleurs souvenirs du tournage.

L’image a un grain particulier, avez-vous tourné en pellicule ?

C’est vrai, pourtant, nous avons tourné en numérique. Avec le chef-opérateur Santiago Ruelas, nous souhaitions incorporer la texture de la ville dans le film. À Minatitlán, il y a ces bâtiments immenses dont je parlais. Ils sont en béton, érodés par l’humidité, la chaleur et l’air salé de la côte. Nous sentions que l’atmosphère particulière induite par cette architecture ex-socialiste, en déclin dans une ambiance tropicale, était cruciale pour l’identité du lieu. Aussi, pour bien la rendre, nous avons exagéré la présence du grain à l’image. Nous avons sous-exposé les plans lors du tournage, et poussé l’exposition en post-production. Au moment de l’étalonnage, nous avons aussi joué avec les verts, celui de la végétation locale et celui de l’air toxique d’une ville industrielle.

Le design sonore est d’une grande richesse. Il y a la musique qui revient en fil rouge ainsi que l’autoradio de Gilberto. La pub ou les bulletins d’information qu’il diffuse résonnent avec les thèmes du film et habitent l’air de rien les moments flottants. Comment l’avez-vous créé ?

Grâce à une série de hasards ! La musique est une chanson populaire d’un groupe chilien très populaire au Mexique ; Y volveré, des Los Angeles Negros. J’ai rapidement su que je voulais l’utiliser pour insuffler ce côté kitsch et nostalgique qui traduit très bien ce que je perçois de Minatitlán. Je me rappelle de notre première soirée sur place. Avec l’équipe, notamment Mathias qui est l’ingénieur du son, nous fumions une cigarette sur le balcon de notre Airbnb en regardant la raffinerie, ses flammes au loin et les petits bateaux sur le fleuve. J’ai mis la chanson en leur disant : “Le film, c’est ça.” Je crois qu’ils ont compris.

Les idées de l’autoradio sont nées d’erreurs heureuses. C’est vraiment par accident, que nous avons créé un des éléments phares du film... À la fin du premier montage, il y avait beaucoup de temps morts entre chaque action et le film était extrêmement lent. C’est comme ça que nous avons commencé à expérimenter avec la radio. J’aime beaucoup les interactions entre les situations, les pubs ou les infos qu’on entend, ça fait sens avec mon expérience à l’intérieur des taxis.

J’aime aussi l’idée de détourner l’attention du spectateur. Lorsqu’une scène traîne un peu, on a tendance à chercher du sens dans les éléments moins évidents de la scène. Le son ou le décor qui entoure le personnage passent au premier plan et ça me plaît. J’espère pouvoir mettre cela en place de manière plus consciente à l’avenir.

Vous avez réalisé le film avec le collectif Xolo auquel vous appartenez. Comment est-il né ? Que tirez-vous de cet accompagnement ?

E. B. : Oui, et Hora petrolera est aussi co-produit par le Centro de Capacitación Cinematográfica A. C., une école de cinéma de Mexico. Nous n’y sommes pas étudiants, mais cet établissement nous a octroyé le financement qui nous a permis de faire le film. Ce sont eux qui en ont les droits. 

Notre collectif a été créé alors que nous étions au lycée. Mon père, qui est monteur, lançait un projet d’éducation populaire intitulé “El Foro”, qui proposait des études de cinéma gratuites. L’enseignement était essentiellement consacré au documentaire. Mon père a accepté d’ouvrir une section dédiée à la fiction si je parvenais à réunir des amis qui s’y inscrivent. Nous nous sommes inscrits à cinq, et sommes restés très unis depuis. 

Nos rôles dans le collectif dépendent de chaque projet. Lorsque je n’écris ou ne réalise pas, je m’occupe de la production, ou j’interviens comme assistant-réalisateur. Lorsque nous ne concrétisons pas un projet personnel, nous avons notre spécialité. Santiago est chef-opérateur, Rodolfo, premier assistant, Denisse s’occupe de la production. Travailler au sein d’un collectif, c’est reconnaître qu’un film se fabrique à plusieurs. L’idée du réalisateur de génie a la vie dure, mais aucun film n’aurait existé si personne n’avait assuré la lumière, le son, conduit ou préparé à manger pour l’équipe. Partager la signature des projets avec ce groupe de personnes que j’adore, c’est défricher un chemin où l’art ne consisterait pas à distinguer qui a fait quoi, mais plutôt les émotions auxquelles chaque projet nous permet d’accéder.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Cloé Tralci

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