News 05/07/2023

Au Lieu unique, à Nantes, une expo Jacques Perconte : “Marée métal”

Depuis le début des années 2000, Jacques Perconte utilise la compression vidéo pour créer des paysages mouvants et abstraits. Son travail se décline sous la forme de performances, tirages photographiques, installations et films sélectionnés dans les festivals du monde entier, de Rotterdam à Busan ou Tribeca. Spécialement pour le Lieu unique de Nantes, il crée “Marée métal”, une exposition qui présente un film de plus de trois heures découpé en six chapitres diffusés simultanément sur six grands écrans. À découvrir jusqu’au 3 septembre, en entrée libre.

La menace qui pèse sur l’homme ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité plus initiale.
Martin Heidegger, La question de la technique, 1958.

La présence du technologique dans la vie quotidienne est devenue une évidence. Une nécessité, même, à tel point que les interactions avec les autres et avec le monde s’établissent principalement à travers le numérique. Téléphones, tablettes et ordinateurs sont devenus ce par quoi nous travaillons, certes, mais aussi ce à travers quoi se construisent une grande part des relations avec notre histoire, notre environnement. Mais de quoi sont faites les technologies, quelles codifications les structurent ? Que signifient vraiment, dans ce contexte, les concepts de nature et d’environnement ? A-t-on oublié (à nouveau) que “notre” histoire n’est pas seulement celle de groupes sociaux, mais aussi (et surtout) un ancrage multi-millénaire fondé sur une évolution lente aussi naturelle que culturelle, végétale qu’animale, réelle que virtuelle ? Sans prétendre répondre à toutes ces questions, le commissaire Eli Commins, directeur du Lieu unique à Nantes, s’est tourné vers le cinéaste Jacques Perconte pour lui proposer d’investir un espace muséal singulier. Comment investir un tel endroit – une ancienne biscuiterie LU –, hanté à ce titre par le passé industriel de la ville, pour provoquer un rapport à notre environnement qui soit à la fois charnel et conscient, personnel et collectif ?

S’il est devenu un lieu commun de s’interroger sur l’écologie, peu d’artistes parviennent à créer un espace d’appréhension de ce qui reste de commun, sans en passer les régimes à la mode comme l’interactif ou l’immersif. Jacques Perconte, à travers l’exposition “Marée métal”, favorise une expérience organique et relève le défi en entremêlant deux interrogations. La première concerne le fonctionnement des technologies : qu’est-ce qu’une image numérique, sinon des amas dissimulés de pixels que l’artiste doit s’employer à révéler comme tels ? La démarche de compression propre à l’œuvre de l’artiste, renvoie à deux héritages au moins : celui du pointillisme (ou divisionnisme) en peinture, et celui du cinéma expérimental travaillant le grain spécifique de la matière filmique. La deuxième interrogation porte sur la logique perceptive, c’est-à-dire sur le mouvement continu à travers lequel se fonde la sensibilité (intime) et la lucidité (collective), reliant chaque être au monde extérieur. Comment faire d’une exposition le lieu l’émergence d’un rapport fictionné aux éléments naturels et aux constructions industrielles, à travers une libre déambulation au milieu de six tableaux-écrans ? Contre les armes dites “rationnelles”, Jacques Perconte enjoint le visiteur à se laisser désarmer pour mieux interroger la fascination indifférente qu’implique trop souvent une relation “photographique” à l’espace.

Entreposés d’une manière à la fois mystérieuse et significative, les tableaux-écrans éblouissent par leur présence à la fois droite et raffinée, forte et fragile. Si l’on se souvient  de l’exposition “Monumenta Richard Serra Promenade” au Grand palais (2008), Jacques Perconte en reprend le principe de base pour mieux inviter chaque visiteur à parcourir un “récit” à partir de six thématiques : Lumière (nuages-silence), Énergie (animaux-minéraux), Ruines (béton-fret), Anges (oiseaux-océan), Souffle (terre-air) et Machines (feu-fusion). À travers les remous créés par le minutieux travail de traitement et de montage élaboré par l’artiste, le regard se trouve non pas happé ou aveuglé mais bien dérouté et constamment surpris. L’artiste a filmé la raffinerie de Donges, des polders néérlandais, les glaciers des Alpes, des forêts écossaises : la “nature” nous apparaît pourtant à la manière d’un anti-paysage, la vue d’une cascade semblant “sidérurgique” alors que la fumée d’une industrie pétrolière rappelle le flou “impressionniste”. La puissance technique et technologique de notre perception, aussi déliquescente que perpétuellement régénérée, se voit déconstruite. Adepte d’un équilibre fédérateur et d’une “temporalité ouverte”, qui évite le désenchantement cloisonné et défaitiste, Jacques Perconte produit un geste esthétique fondé sur l’éthique. Notons d’ailleurs que trois points d’écoute environnent les écrans, le visiteur pouvant entendre à l’aide d’un casque des témoignages du présent aussi francs que sensibles, au diapason d’une exposition qui fait du visiteur un songeur clairvoyant.

Mathieu Lericq

3 questions à… Jacques Perconte

Comment s’est pensée la disposition des six écrans dans l’espace du Lieu unique ?

Je voulais utiliser l’espace de manière à ce qu’on le sente le plus possible. Il fallait notamment que je rende visible le rythme des poteaux qui sont présents dans toute la salle d’exposition ainsi que la profondeur du lieu. J’ai cherché comment écrire quelque chose qui incite à naviguer dans cet espace, mais j’ai aussi réfléchi à comment les images pouvaient y entrer en relation les unes avec les autres. Pour cela, c’était important que les écrans ne soient pas séparés les uns des autres. Je me suis rendu compte que j’étais en train de construire un outil pour faire exister différents points de vue. J’avais aussi envie que les écrans sortent facilement de notre champ de vision quand on marche, parce qu’ils sont dans l’alignement des piliers. Ça a donc beaucoup été au départ un travail sur la scénographie, sans penser une seconde à ce qu’il y aurait sur les écrans. Au départ, d’ailleurs, les films qui allaient passer sur les écrans étaient plus thématisés. C’est le travail de montage qui les a “dé-thématisés”. C’était comme 6 poèmes, il y avait des intentions un peu claires, qui se sont effacées au profit de l’ensemble. Au final, les six films, les bandes sons, les paroles, ne composent plus qu’un seul poème. Le montage a pris en compte l’espace. Le film est étendu. 

Comment abordez-vous la dimension visuelle et esthétique des images ?

La question de l’esthétique des images a plusieurs dimensions. D’abord, celle du romantisme, c’est-à-dire d’élever les images à un niveau perceptif important. Souvent, les images sont proches d’une certaine banalité. Si elles étaient là dans leur version photoréaliste, il faudrait leur prêter une attention très importante pour arriver à trouver comment naviguer à l’intérieur. Donc il faut les déplacer à un état différent. Elles ne sont pas là en tant qu’élément photoréaliste, elles sont là en tant que scénario dynamique des modulations de forme et de lumière. La couleur joue un rôle crucial là-dedans.

Il y a aussi le fait que, pour moi, les images sont des ensembles. Il y a le sujet que je filme, vers là où je pointe ma caméra. Parfois c’est très déterminé, quand je filme une usine, une cascade, un bateau. Mais c’est important de l’appréhender de façon à ce que tout ce qui est entre moi et l’objet soit partie prenante. Parfois ce sont tous ces éléments-là qui ont le lead sur la façon dont les choses vont évoluer.

C’est important finalement que l’attention que je vais porter à n’importe quelle situation de prise de vue permette que l’image se défasse d’un statut de banalité pour devenir une force plastique. De façon à ce que la personne qui la rencontre trouve une façon de résonner avec elle. Surtout, on n’entre pas en relation avec juste une image, mais avec quelque chose de mouvant et vibrant. Avec des choses qui sont quasiment imperceptibles autrement. 

Comment s’articulent les phases de tournage et de montage ? 

Je retourne beaucoup sur les mêmes lieux. Quand j’arrive quelque part, je filme comme j’ai l’habitude de le faire, ou comme j’imagine que ça fera de belles images. Et quand je rentre et que je regarde le résultat, je vois plein d’images très jolies, dont je sais que je ne ferai jamais rien. Petit à petit, je vais trouver comment et quoi filmer. Je vais suivre ces choses-là. Il se construit ainsi un aller et retour, qui peut être très important avec certains lieux où je filme depuis 10 ans.

Après, je fais la même chose quand je monte. Je regarde les images avec beaucoup d’attention. C’est la phase la plus physique du travail : quand j’ai tourné 4h dans un paysage où il ne se passe presque rien, je dois regarder les 4h parce que dedans, il se passe des choses incroyables qui sont à la limite du visible. Quand je sens quelque chose, j’essaye de l’attraper. C’est une espèce d’aventure. J’essaie d’avoir la même qualité de présence au montage qu’en situation de tournage, de laisser suffisamment d’espace et de temps pour que les choses puissent arriver. Et qu’au travers de mes images, puissent exister des paysages dans leur humble puissance. 

Propos recueillis par Marie-Pauline Mollaret

Visuels : © Jacques Perconte.

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