News 18/04/2023

Entretien : Delphine Malausséna

Parmi les atouts du premier long métrage de Jean-Baptiste Durand, Chien de la casse, il y a sa B.O. partagée entre des morceaux rap composés par l’ingénieur du son du film, Hugo Rossi, et en contrepoint un “score” remarquable, même si d’obédience plus classique, signé Delphine Malausséna.
Cette jeune compositrice, à la fois ingénieure du son et musicienne, a servi une vingtaine de courts métrages depuis 2015 et ce film est l’un des six longs métrages où elle est créditée dans l’actualité de 2023.

Cette rencontre avec Delphine Malausséna s’est tenue lors de la dernière édition du Festival international Music & Cinema de Marseille, dont elle était cette année membre du jury pour les courts métrages en compétition.


Photo : © Oliver Alaluukas.

Quel a été votre parcours musical jusqu’à devenir compositrice pour le cinéma ?

J’ai grandi à La Rochelle et ai suivi une formation de violoniste, entre musique de chambre et orchestre, avec apprentissage de la direction d’orchestre et de l’écriture. Des études scientifiques m’ont mené de Poitiers à Toulouse, via Bordeaux, sous la forme d’un double cursus dans les conservatoires de musiques de ces deux villes.

Quand j’ai fini par réaliser qu’il me manquait quelque chose, ma mère, conseillère d’orientation, a attiré mon attention sur l’École nationale supérieure parisienne Louis-Lumière (la plus ancienne école de cinéma française existe depuis 1926 et occupe alors des locaux à Noisy-le-Grand, ndlr). J’ai été en 2006 l’une des 16 candidats retenus sur plus de 500 et j’ai choisi comme spécialité le son plutôt que l’image ou la photo. L’un des professeurs, Pierre Gamet, grand ingénieur du son hélas décédé il y a une dizaine d’années, m’a engagée comme stagiaire puis assistante et encouragée à devenir chef opératrice son. Deux ans après ma sortie de l’école, en 2009, mon premier long métrage a été Opium d’Arielle Dombasle, avec une musique de Philippe Eveno (guitariste de Philippe Katerine qui joue dans le film, ndlr).

En 2015, enceinte, je ne pouvais plus me déplacer pour travailler sur la prise de son. Franzo Curcio, rencontré lors d’un tournage, m’a proposé de composer la musique de son court métrage : Walter. J’ai recommencé en 2016 à travailler sur une série télévisée internationale, Riviera. J’ai monté avec mon assistant et un autre associé ma propre société de location de matériel pour le son, Abysses, qui marche toujours très bien. Une autre série, La Révolution, a suivi, cette fois pour Netflix. Mais j’ai alors refusé toutes les propositions comme ingénieure du son pour me consacrer à la composition de musique de film. Malgré quelques expériences antérieures pour des courts métrages, je ne m’étais jusqu’alors pas autorisée à l’envisager, parce que je n’avais jamais suivi de cours de composition et que cela me paraissait “inatteignable”. 

Avez-vous des références parmi les grandes figures de la musique de film ? 

J’aime beaucoup Alexandre Desplats, Bruno Coulais, les frères Galperine et feu Jóhan Jóhansson. Mais j’ai quand même pour base Jean-Sébastien Bach, très mathématique, ou bien Vivaldi, apprécié dans ma pratique du violon baroque.

Comment avez-vous rencontré Jean-Baptiste Durand, réalisateur de Chien de la casse ?

Lors d’une résidence, organisée par la Semaine de la critique pour mettre en relation réalisateurs et compositeurs, au Moulin d’Andé, en Normandie. Jean-Baptiste travaille avec Hugo Rossi depuis ses premiers courts métrages, mais comme nous nous sommes bien entendus, quand j’ai été sélectionnée, tout comme Jean-Baptiste, pour faire partie du dispositif Émergence, nous avons tenté un test. Il a réalisé une séquence, une sorte de préquel à Chien de la casse, avec Anthony Bajon et Raphaël Quenard, les deux acteurs principaux du long-métrage, et j’ai proposé du violoncelle baroque, d’inspiration très Bach. Il m’a confié la partie “score” de la B.O. du film, alors que l’ingénieur du son Hugo s’est chargé de la partie hip hop en tant que beatmaker pour des voix rap.

On peut, semble-t-il, repérer six séquences musicales pour la partie “score” de Chien de la casse 

Dans le film, il n’y a d’abord que des cordes, puis arrivent les voix qui se mélangent aux cordes. J’ai composé pour Vocello, avec sa figure de proue Henri Demarquette comme violoncelliste et l’ensemble vocal Sequenza 9.3 ; la voix introduit un élément tragique pour servir la tension du film et le violoncelle est déjà l’instrument le plus proche de la voix humaine.

La musique est utilisée à bon escient, sans surcharger la bande son alors que le générique final mêle habilement les deux genres – rap et classique…

Je préfère placer la musique au bon endroit pour servir le film : pas besoin d’en faire trop. Je peux bien sûr défendre une musique si c’est utile au propos cinématographique, mais elle sera d’autant plus forte si surprenante après une plage de silence plutôt qu’en permanence à l’arrière-plan. Et Hugo a recyclé une partie de mes variations autour du même thème principal comme trame musicale d’un rap. Je n’ai pas de problème d’ego pour collaborer musicalement.

Je l’avais déjà fait le temps d’une paire de courts métrages avec Santiago Dolan, rencontré dans le cadre du Festival d’Aubagne, dont Music & Cinéma est le prolongement à Marseille depuis 2022, jusqu’à composer à quatre mains avec lui. Récemment pour Paradis, un documentaire franco-suisse d’Alexander Abaturov (qui sortira à la rentrée, ndlr) avec Benjamin Morando et Benoît Villeneuve, deux musiciens électropop, j’étais responsable des personnages “à vent” sous forme de flûte traversière alors qu’eux ont travaillé de façon complémentaire sur l’aspect rythmique de la B.O. du film.

Que vous inspire de faire partie des 6% de femmes compositrices de musiques de film – contre 17 % de femmes membres de la SACEM au titre d’autrices ou/et compositrices ?

Je suis habituée à évoluer parmi des univers encore résolument masculins. Dans le domaine des mécaniques quantiques, dans l’apprentissage de la direction d’orchestre, avec deux femmes – dont moi-même – pour vingt hommes, et dans un métier du son. Auparavant comme ingénieure du son, il n’y avait que Brigitte Taillandier. Et aujourd’hui, je ne suis plus la seule à être passée d’ingénieure du son à compositrice : il y a aussi Julie Roué, par exemple. De quoi maîtriser la question du “sound design” au-delà de la seule musique : j’ai eu recours aux fréquences basses dans le court métrage À trois de Claudia Bottino, avec Bastien Bouillon (photo ci-dessous), pour faire ressentir une sensation de malaise.

J’adore travailler avec des cinéastes étrangers, homme ou femmes : les longs métrages Moon 66 Questions de Jacqueline Lentzou en fiction, When a Farm Goes Aflame de Jide Tom Akinleminu (inédits en salles, malgré la sélection à la Berlinale 2021 de Moon 66 Questions, ndlr) et plus récemment Hao are you ? de Dieu Hao Do, côté documentaire.

Parvenez-vous à vous y retrouver parmi vos différents projets ?

Oui, bien sûr ! Je travaille beaucoup, mais quand même ! Après mon premier long métrage sorti au cinéma, 5ème set, avec Alex Lutz en 2021, j’ai retrouvé le réalisateur Quentin Reynaud pour En plein feu, sorti début mars avec à nouveau Alex Lutz et André Dussollier. Outre Chien de la casse, je viens de finir deux musiques pour les films de fiction Ebba de Johanna Pyykkö, réalisatrice finno-suédoise qui vit en Norvège et qui a été l’assistante de Joachim Trier, et LaRoy de Shane Atkinson, un réalisateur californien. Il y aura aussi Ce qui appartient à César de Violette Gitton, produit par Films Grand Huit, mon seul court métrage cette année. À mon grand regret, j’ai dû refuser, faute de temps, d’autres courts parfois très intéressants.

Propos recueillis par Nicolas Plommée


Photo : © Lise Adrien.

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