Cannes 2025 : ce qu’il faut retenir de la compétition officielle des courts métrages
Cette année, la sélection officielle du Festival de Cannes présentait en compétition 11 courts métrages (un chiffre stable sur les dernières éditions), soumis au regard d’un jury présidé par la cinéaste et productrice allemande Maren Ade. Une sélection de fictions venues de 10 pays différents, dessinant un spectre assez vaste et plutôt riche de propositions de mise en scène. Pour la plupart narratives, ces formes, éclairées par des degrés de réalisme divers, s’offraient aussi des quêtes et détours plus abstraits ou conceptuels.
La séance s’ouvrait sous le signe d’une réflexion sur la nature des images avec Dammen, le troisième court du Français Grégoire Grasselin (Les Films de la Capitaine, photo ci-dessous). Par une journée de plein soleil, deux jeunes femmes traversent un cours d’eau en barque (le titre est un terme suédois qui signifie “étang”) et accostent sur une rive luxuriante. Dans un cadre qui restera fixe jusqu’au terme du récit, elles s’allongent pour bronzer et papoter – une belle journée d’été oisive. Jusqu’à ce que l’une des deux s’éloigne de l’autre côté, c’est-à-dire sorte du champ, abandonnant ainsi sa comparse pour des raisons absolument mystérieuses. Au premier plan de Junie déjà, précédent court du réalisateur, une jeune femme s’enfuyait dans la nature, comme aspirée dans son escapade bucolique.
Tourné dans une nature lumineuse contrastant avec l’ombre planant du suspense mis en place, comme dans Midsommar d’Ari Aaster, Dammen joue la carte de l’angoisse au grand jour. Teinté d’un fantastique planant hors-champ, ne délivrant aucune solution, il nous laisse le loisir des hypothèses tout en épuisant les possibles de son duo de personnages. Charon malgré elle, l’amie abandonnée a-t-elle mené son amie dans ce qui s’apparente à un au-delà, sur une terre de fantômes aux coordonnées apparemment maudites ? La fixité de cet unique plan-séquence doublé de la simplicité du dispositif ressemblent à une partie de jeu des sept erreurs, ou à un défi d’attention lancé aux spectateurs, invités à déborder du cadre pour combler les ellipses.
Le hors-champ est un outil de cinéma définissant également le projet de I’m Glad You’re Dead Now (Foss Productions/Kidam, photo ci-dessous), qui est reparti auréolé de la Palme d’or, succédant ainsi à Nebojsa Slijepčević et L’homme qui ne se taisait pas. Une victoire pour cette co-production entre Palestine, France et Grèce que son réalisateur a chaleureusement dédiée à la Palestine en conférence de presse. C’est le tout premier film, côté réalisation, de Tawfeek Barhom, qui est avant tout comédien et figure parmi les nommés aux Révélations des César 2025 pour son rôle dans Les fantômes de Jonathan Millet. On l’a vu en 2022 dans La conspiration du Caire de Tarik Saleh et il sera prochainement chez Terrence Malick dans The Way of the Wind.
Dans cette première réalisation, marquée là encore par la simplicité apparente de son dispositif servi par deux personnages, il incarne Reda, qui retrouve son frère Abu Rushd autour d’un lourd secret de famille, dans un paysage insulaire isolé. Un récit minimal, au cordeau, qui évoque la mémoire traumatique, l’oubli comme mécanisme de défense que va conjurer un acte de rédemption. Dans un dialogue au bord de l’eau découpé en champ contre-champ, les souvenirs et l’amertume se clarifient à demi-mots subtils et ciselés.
C’est aussi une histoire de fratrie que nous propose Agapito (photo ci-dessous), d’Arvin Belarmino et Kyla Danelle Romero pour les Philippines, dont la sélection représente d’ailleurs un moment important pour l’histoire du cinéma philippin, puisque Kyla Danelle Romero est la première réalisatrice philippine accueillie à Cannes. Ce n’était pas, cela dit, leur premier séjour sur la Croisette, puisque Radikals, signé Belarmino à la réalisation et Romero au scénario, figurait en 2024 dans la sélection de la Semaine de la critique.
Cette fois plus urbain, Agapito se déroule à Manille, dans le huis-clos d’un bowling à l’ancienne, le Duckpin Bowling Center, avec son look de hangar défraîchi. À l’ancienne, c’est-à-dire que les quilles ne sont pas ramassées et remplacées par un système automatisé, mais bel et bien par des employé(e)s dissimulé(e)s derrière le mur. Sous les néons, des grappes d’hommes viennent se distraire après le travail ou se préparer à de futures compétitions – le bowling étant un loisir très populaire aux Philippines. Fable ouvrière, conte de care, son récit est centré sur la communauté que forment celles et ceux qui travaillent au bowling, notamment la figure de la jeune Mira, qui reçoit la visite de son frère handicapé et tente de l’accueillir dans des conditions optimales.
Des plans d’ouverture méthodiques et léchés utilisent la profondeur de champ pour nous présenter ce curieux travail à la chaîne qui s’exerce non sans danger, sous la menace de la boule lancée à pleine vitesse. Un sentiment profond lié à la famille se dégage de ce récit qui se présente comme une ode à la communauté, jusqu’à un plan séquence de spectacle collectif, comme une échappée belle où l’on ferme le bowling plus tôt pour passer du temps ensemble à chanter et danser.
Une partie de l’équipe d’Agapito apparaît au générique d’Ali (photo de bandeau), réalisé par Adnan Al Rajeev et co-produit entre Philippines et Bangladesh – les deux films sont ainsi les deux représentants du cinéma philippin à Cannes cette année (outre Renoir de Chie Hayakawa, co-produit en partie par les Philippines). Dans Ali, un concours de chant réservé aux femmes permettrait à un jeune homme de vivre son rêve et de partir vivre en ville – s’il parvenait à assumer la singularité de sa voix, potentiellement dangereuse. Ali a gagné une Mention spéciale du jury, offrant au passage au Bangladesh sa première présence dans une compétition cannoise et, dans la foulée, son tout premier prix.
L’héroïne d’Hypersensible (visuel ci-dessous), belle animation de la Québécoise Martine Frossard, connaît un combat un peu similaire à celui d’Ali : simplement exister dans un environnement hostile à sa nature même, sur laquelle nous renseigne le titre, qui renvoie à une notion de psychologie de plus en plus discutée. La thématique de l’hypersensibilité est ici déclinée dans l’animation par l’entremise d’une symbolique végétale, la jeune femme s’échine en vain à couper les racines qui poussent dans son cœur et lui sortent de la tête. Mais les branches repoussent : chassez le naturel, il revient au galop. Avec une grande fluidité, Martine Froissard dépasse son sujet pour faire de son personnage une nymphe habitée par un paysage émotif d’une trop grande richesse pour vie comme elle va.
Autre doublé après les Philippines, celui de la présence du Portugal dans cette séance. Deux œuvres dont la seule manifestement “non narrative” de la sélection, le très beau A Solidao dos Lagartos (photo ci-dessous)– soit “La solitude des lézards” –, réalisé par Inês Nunes dans le cadre de la Elias Querejeta Zine Eskola, l’école de cinéma de San Sebastian – structure partenaire du célèbre festival de la côte basque espagnole.
Dans un spa situé au cœur de montagnes de sel de l’Algarve, des touristes – les lézards du titre – se prélassent, tandis que des ouvriers travaillent à l’extraction de ses cristaux. Un sentiment de chaleur hypnotique nous envahit face à ces images superbes qui nous évoquent un pied de nez à la forme aseptisée de la série The White Lotus, en plus salé et en plus argentique. C’est bel et bien l’atmosphère et l’étrangeté d’un lieu, plutôt que le nœud d’une intrigue, que la cinéaste capture ici avec un grand talent.
Son compatriote Gabriel Abrantes, plus expérimenté, présentait quant à lui Arguments in Favor of Love, comédie musicale animée qui a clos la séance, son retour au format court après ses longs, Diamantino (présenté à la Semaine de la Critique 2018 et sorti en salles par UFO) et Amelia’s Children (Prix du jury à Gérardmer 2024). Bouclant la boucle ouverte par Dammen et sa thématique du duo, un couple de fantômes dialoguent ici en anglais de questions douloureuses et graves liées au couple.
Dans une succession de décors assez génériques, une terrasse embrumée sous les tropiques ou une forêt en flammes, les personnages, tels de petites vanités, rejouent en parlant ou en chantant – on pense à une forme parodie de l’Annette de Leos Carax – des thématiques liées à la domination, au colonialisme, ainsi qu’au deuil périnatal (rappelant 6 000 mensonges, le dernier court métrage de Simon Rieth, réalisé à partir d’images issues de l’intelligence artificielle). Non sans gravité donc, mais la forme improbable du film, de l’animation mêlée à de la prise de vue réelle, contribue à dédramatiser l’ensemble avec un filtre d’ironie, présenté ici comme une issue de secours.
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