News 12/02/2024

Mémoires du Bois primé par le SFCC

Décernés à la Cinémathèque française ce lundi 12 février, les annuels Prix du Syndicat français de la critique de cinéma ont vu Mémoires du Bois de Théo Vincent, d’être distingué comme meilleur court métrage de l’année. Nous avons recueilli les premières impressions du réalisateur de cette fiction produite par le Grec.

Votre film se déroule dans le Bois de Vincennes, autour des monuments de l’exposition coloniale de 1907. Comment est née votre curiosité pour ce lieu ?

En 2020, via un article de presse, j’ai découvert l’existence de vestiges des expositions coloniales successives au Bois de Vincennes, dans sa partie Est : le Jardin d’Agronomie tropicale. Un endroit beaucoup moins préservé que ce qu’on peut voir dans sa partie Ouest, près de la Porte Dorée. L’état de délabrement donnait au lieu un potentiel narratif très fort au sens où il semblait vivant, habité. Et par ailleurs, il exprimait le rapport complexe et ambigu que la France entretient aujourd’hui avec son passé colonial : le détruire serait l’oublier, mais le rénover pourrait le glorifier. Dès lors, j’ai eu l’envie de faire un film qui puisse rendre compte de la mémoire d’un lieu, et surtout de la vitalité de cette mémoire. Ce qui était percutant, c’est cette diversité de strates et d’époques qui se superposaient dans le Bois. Quelque chose de très cinématographique, finalement.

La première scène s’ouvre sur la révélation d’une photographie argentique dans un laboratoire. Cela fait ici écho à votre projet : révéler l’héritage des violences coloniales. C’est un projet de réflexion sur l’image, et donc, une critique. On peut faire le lien avec ce Prix du Syndicat français de la critique de cinéma que vous recevez car, quelque part, la critique construit une image des images. En êtes-vous un lecteur ? Quel pourrait être son rôle, aujourd’hui ?

L’idée était de donner d’emblée à Moussa, le personnage principal, une fonction de révélateur. Le révélateur des mémoires, aussi bien personnelles que collectives, qui sommeillent dans le Bois, invisibles mais pourtant bien actives. Une partie de l’histoire coloniale moderne s’est construite avec la photographie ethnographique avec l’idée de montrer et documenter l’Autre, celui qui est différent. Les expositions coloniales participent aussi de ce même mouvement qui avait pour but, peut-être inconscient, pour les nations occidentales de forger leurs identités, leur appartenance. Toujours en opposition avec ce qu’on l’on définissait comme étranger. Dès lors j’ai voulu inverser ce rapport de force. Donner à Moussa, via cet appareil photo, le pouvoir d’être l’ethnographe de notre propre culture. Son oncle et cette prostituée nigériane, qui craignent l’entreprise de Moussa, sont en quelque sorte les gardiens du temple. Les tenants d’une vision plus animiste du monde et qui vient percuter la vision rationaliste qu’a pu incarner l’Occident moderne. Ils savent que la mémoire de ceux qui sont partis se traite avec beaucoup de délicatesse. C’est, je crois, ce qui me touche le plus chez le personnage de l’oncle.

Recevoir le Prix du Syndicat de la critique est une grande joie, d’autant que le film a eu pour l’instant un succès mesuré sur la difficile route des festivals. Avoir un succès critique est certainement un motif de reconnaissance pour un ou une cinéaste, mais lire des articles qui décèlent, voire dépassent les intentions initiales doit, j’imagine, être encore plus satisfaisant. J’ai une vision assez deleuzienne de la critique de cinéma. En effet, elle construit une image des images, elle conceptualise les images que créent les cinéastes. C’est en cela qu’elle est très importante, elle ramène au centre ce que le cinéma a en son cœur : le politique. Faire du cinéma est éminemment politique, écrire sur le cinéma l’est sans doute encore plus.

Nombre de jeunes cinéastes travaillent la question post-coloniale. Constatez-vous autour de vous cette intuition ? Avez-vous le sentiment de vous inscrire avec ce film dans un élan collectif ?

Lors de mes pérégrinations dans le Bois de Vincennes, j’étais tombé sur une vieille affiche déchirée annonçant la projection d’un documentaire sur le Jardin d’Agronomie tropicale de Françoise Poulin-Jacob : En friche (2014). Un très beau film qui traite le sujet avec une distance toujours très juste. Ce film commence à dater, mais il est certain que la question post-coloniale se fraye un chemin dans la nouvelle génération d’artistes et de cinéastes. Je perçois cet élan comme, peut-être, un nécessaire examen de conscience collective. Pourquoi maintenant ? Difficile à dire. Peut-être parce qu’il s’agit d’un des nœuds politiques majeurs des sociétés patriarcales et capitalistes. Le statut actuel des exilés et les situations intolérables qu’ils traversent aujourd’hui nous poussent aussi forcément à mettre au centre les questions post et néocoloniales.

Vous avez travaillé avec des comédiens sénégalais. Comment s’est déroulé le casting ? Quelle langue parlent vos personnages ?

Les personnages parlent principalement wolof dans le film, la langue la plus parlée au Sénégal. Je ne le parle pas et nous avons donc dû, avec les acteurs, faire les traductions ensemble pour coller au plus près de ce que j’avais écrit. Et adapter certains passages, car la traduction littérale n’existait pas forcément. Le travail s’est donc fait surtout en amont. Il était important pour moi que le film soit polyglotte : on y entend du wolof, du français, de l’arabe, de l’anglais et même un peu de pidgin nigérian. Cela racontait quelque chose du délire collectif dans lequel s’inscrivaient les expositions coloniales où l’on voulait amener le monde entier à Paris pour le voir, l’entendre. Et aujourd’hui encore, ce monde est là quelque part. Il s’exprime.

J’ai eu la chance de travailler avec les directrices de casting Maya Serrulla et Soria Moufakkir et leurs étudiant(e)s. Nous avons entrepris un casting à la fois professionnel et amateur, c’était l’une de mes volontés initiales. Le calendrier de production m’a finalement obligé à me concentrer sur un casting professionnel. C’est peut-être à partir de ce moment-là que le film est devenu plus une fiction qu’il ne l’était à la base. J’ai quand même eu la chance de rencontrer Banfa Sissoko pour le rôle de l’oncle en me baladant dans le quartier sénégalais de Château-Rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. C’est le griot du quartier, une personne tellement attachante. Il incarnait déjà le personnage et en même temps, c’était un acteur né.

Vous convoquez le fantastique dans plusieurs scènes. Ce langage de fiction compte-t-il dans votre désir initial de cinéma, ou s’est-il imposé avec ce projet spécifique ?

Effectivement, le film flirte à beaucoup d’endroits avec le surnaturel. Sans trop se montrer non plus. C’est ce fil ténu que je recherchais. J’ai forcément puisé un peu dans l’esthétique d’Apichatpong Weerasethakul qui a une certaine vision animiste du monde. Vision qu’il nous renvoie avec beaucoup de délicatesse et qui me semblait particulièrement juste pour filmer le Bois de Vincennes. Je ne pourrais pas dire que le surnaturel s’inscrive dans mon désir initial de cinéma même si j’y suis sensible, comme je le suis pour de nombreux types de cinéma. Simplement, il me semblait approprié pour le projet politique que contenait le film.

Propos recueillis par mail par Cloé Tralci

À lire aussi : 

- Le Prix SFCC 2023 du meilleur court métrage : Drôles d’oiseaux de Charlie Belin.