Livres et revues 29/05/2023

Jean Eustache, dandy post-Nouvelle Vague

La ressortie le 7 juin, par les Films du Losange, de l’œuvre intégrale de Jean Eustache, longs et courts métrages en copies remastérisées, un an après celle de La maman et la putain, permet de se pencher sur le livre de Kentaro Sudoh, Jean Eustache. Génétique et fabrique, récemment publié par les Classiques Garnier et qui, se fondant sur une somme gigantesque de témoignages, reconstitue le trajet existentiel et créatif de l’artiste. Jamais vie et art n’ont été plus interdépendants. Pour l’artiste laconique devenu culte, c’est toujours la vie qui imite l’art.

L’essayiste envisage l’ensemble des films d’Eustache sous l’angle des amitiés et complicités de ce dernier. “Génétique” et “fabrique”, autobiographie et perméabilité aux travaux de certains contemporains, cinéastes ou écrivains, Outre le goût de la citation qui nourrit ses films, les idées, les pensées, les silhouettes de proches peuplent cette courte et dense filmographie à nulle autre pareille. Amis et compagnes hantent cette filmographie. Un nombre impressionnant d’archives jusqu’alors inédites auxquelles s’ajoute la correspondance personnelle de Sudoh avec les divers témoins de l’aventure eustachienne (producteurs, chefs opérateurs, acteurs, romancier, responsables de programmes télévisés, amis, famille…), échafaudent une approche inédite de cette aventure singulière qui marque les décennies 1960 et 1970.

L’ouvrage se divise en trois grandes parties : “Le cinéma comme expérience”, “Le cinéma comme miroir” et “Le cinéma comme répétition”. Chacune des parties héberge, en creux, les deux autres. Fictions sobres, documentaires, deux longues “épopées de l’intime” (La maman et la putain, 1973, et Mes petites amoureuses, 1974, devenus des films-phares des années 1970), travaux hybrides de fin de carrière où Eustache se livre à des expérimentations en tant que telles : Une sale histoire, 1977, et Les photos d’Alix, 1980.

Après avoir brossé la scène encore mal clôturée à ce jour des cinéastes post-Nouvelle vague, alors en quête de distribution à laquelle  se rattache, en début de carrière, Eustache, et qui le fait  adhérer au Collectif Jeune Cinéma dont il ne partage pas les buts, Sudoh fait débuter son propos par une étude très poussée de Numéro zéro (1971), un film de deux heures, situé au mitan de la carrière de l’auteur, qui va de Du côté de Robinson (1963, photo ci-dessus) (1) aux Photos d’Alix (1980, photo de bandeau). Ce film devient le mètre étalon de toutes les réflexions du critique sur l’organicité de l’œuvre d’Eustache. Il y revient chaque fois que cela s’avère nécessaire.

En 1971, le cinéaste veut faire table rase de tout ce qu’il a conçu jusque-là (d’où l’intitulé “Numéro zéro”), les deux moyens métrages regroupés sous le titre Les mauvaises fréquentations qui font appel à une fiction très dépouillée et se veulent semi-autobiographiques, et les documentaires La rosière de Pessac (1968, sur une coutume séculaire qui se déroule dans la ville natale du cinéaste, photo ci-dessous) et Le cochon (coréalisé avec Jean-Michel Barjol, 1970, 52 minutes). En même temps, il commence la rédaction du scénario de Mes petites amoureuses, qui devait être son premier (vrai)  long métrage qui l’oblige à reconsidérer positivement ses premiers travaux : “Avec mes courts métrages, j’ai un pedigree assez favorable” (page 98), les cite et ajoute les prix obtenus pour chacun d’eux (page 99).

Dans Numéro zéro (photo ci-dessous), il filme Odette Robert – sa grand-mère, qui l’a en partie élevé – en continu grâce à deux caméras fixes qui permettent d’avoir un film en temps réel. Cet OVNI radical ne sortira que trente ans plus tard. Tout en pratiquant une forme de tabula rasa, Eustache reste à l’écoute de ce qui se pratique dans le domaine du cinéma indépendant, de celui proche de la Nouvelle Vague, mais également à la télévision qui innove alors. Eustache se nie comme “auteur” : “parler avec les mots des autres”, c’est vers quoi il tend. C’est ce le fil rouge qui ouvre à la compréhension de tous les films du cinéaste. Dans Numéro zéro, il est à la recherche d’une pensée orale du cinéma (ce qu’il avait commencé à initier avec La rosière de Pessac) tout en revenant  sur son autobiographie en recueillant les propos de la vieille femme. Numéro zéro n’aura qu’une seule projection privée avant sa vraie sortie en 2003.

L’approche de l’œuvre par le critique est en escalier, comme la vie et les travaux du cinéaste. On suit, avec diverses digressions, le devenir post-Numéro zéro du réalisateur et l’apport des amis, artistes et écrivains qu’il croise. Le producteur de télévision Jean Frapat met en chantier la série Grand-mères en 1980, à laquelle participent entre autres Chantal Akerman, René Féret ou Coline Serreau. Eustache rejoint l’aventure en réduisant Numéro zéro à 54 minutes, qui devient alors Odette Robert. Une piste est ouverte là, celle de la collaboration d’Eustache avec l’INA après l’échec de Mes petites amoureuses.

Sudoh éclaire la démarche d’Eustache en donnant des repères pour  familiariser le lecteur avec sa pensée apparemment contradictoire. Il était à la fois sur la défensive et profondément obsédé par le désir de créer : “Eustache manifeste son “impuissance” puisqu’à l’époque il n’arrive pas à réaliser de film. (…) Tout comme Robert Walser, Eustache savait sans doute que “c’est encore écrire que d’écrire qu’on n’arrive pas à écrire.Le cinéaste, en ce sens, s’inscrit dans la lignée secrète de la littérature mondiale vivifiée par l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas dans son admirable roman Bartleby et compagnie (2000). À travers bien des figures littéraires – de Jacques Vaché qui figure dans l’histoire de la littérature sans aucun ouvrage, d’Arthur Rimbaud quittant la littérature à l’âge de  19 ans…” (2). Ainsi s’ouvre la deuxième partie du livre : “Le cinéma comme miroir”. Le mot miroir a au moins deux sens ici. Celui d’amis proches intellectuellement d’Eustache (qui se reflètent en lui et le reflètent) et, également, ses deux films longs métrages de fiction. “La maman et la putain et Mes petites amoureuses représentent pour le réalisateur différentes parties complémentaires d’une même œuvre.” (page 119).

Rencontrés vers le milieu des années 1960, l’écrivain Jean-Jacques Schuhl et l’acteur et futur psychanalyste Jean-Noël Picq auront un fort ascendant sur l’œuvre d’Eustache. Alors qu’il travaille sur Numéro zéro, Eustache écrit le scénario de Mes petites amoureuses (photo ci-dessus), qui se veut un film autobiographique, un peu sur le modèle du Père Noël a les yeux bleus. Dandy glandeur, comme le cinéaste, Jean-Jacques Schuhl, qui finit par publier son premier livre en 1972, Rose poussière, et fait découvrir au cinéaste les textes de l’écrivain dadaïste Jacques Rigaut – qui s’est suicidé en 1929 et dont Drieu La Rochelle a fait le héros de son roman Le feu follet. L’écrivain convainc son ami de réaliser un film contemporain qui traiterait de la vie de quelqu’un qui serait proche du véritable Eustache.

Le cinéaste prend certains éléments du scénario de Mes petites amoureuses et élabore un “récit” qui s’inspire de ses propres aventures amoureuses à travers son alter-ego, Alexandre, interprété par Jean-Pierre Léaud, qui passe sa vie dans les cafés à parler avec des amis. Il vit avec deux femmes : Marie, sa maitresse attitrée, et Veronika, une infirmière qu’il vient de rencontrer. Le film est très écrit et Eustache refuse que les acteurs en changent même une virgule : pourtant, c’est un puzzle de l’air du temps. “De même que Schuhl, Eustache écrit La maman et la putain en rassemblant un tissu de citations. Les dialogues ne sont pas seulement remplis de citations des conversations que le réalisateur a eues dans la réalité avec ses proches, mais aussi de deux autres formes d’emprunts appartenant au même tissu d’allusions : les mentions de noms propres et les citations d’œuvres.” (page 133). “J’ai essayé paradoxalement d’avoir la modernité sans les signes de la modernité”, affirme-t-il après la sortie du film (page 132).

Sudoh, qui avait emprunté jusque-là une attitude d’entomologiste, neutre et scientifique, devient brièvement subjectif : “Mais l’intérêt de son scénario ne se réduit pas aux dialogues. La structure est architecturée de façon si astucieuse que le film produit un effet de vertige. À travers sa structure narrative, La maman et la putain enregistre la puissance textuelle du scénario, avec laquelle entrent en concurrence la voix des acteurs et leur présence corporelle.” (page 160).

Le film reçoit un bon accueil et Eustache tourne rapidement Mes petites amoureuses. On y retrouve Daniel (interprété par Léaud dans Le Père Noël a les yeux bleus), plus jeune et sur le point d’entrer dans l’adolescence. Kentaro Sudoh détaille avec le même soin tous les aléas de la production, mais insiste sur un autre type d’événement suscité par le caractère irascible du cinéaste. En ouverture de la troisième partie, “Le cinéma comme répétition”, nous est narré dans le détail l’incident qui oppose le cinéaste au rédacteur en chef de la revue Image et son : André Cornand. Une projection du film en copie de travail a lieu pour quelques amis critiques. L’arrivée de Cornand, qui avait rédigé un texte négatif sur La maman et la putain, déplaît à Eustache, qui lui interdit l’entrée de la salle. La projection commence avec retard. Cornand se plaint à l’Association française de la critique de cinéma (ancêtre du Syndicat du même nom) qui demande à ses adhérents de différer la critique du film par solidarité professionnelle, ce qui se produit. On ne peut jurer que cet incident seul ait pu provoquer l’insuccès public du film, mais il y a certainement contribué.

La “répétition” annoncée dans la dernière partie du livre concerne évidemment le film Une sale histoire (photo ci-dessus), ce dernier faisant par ailleurs doublement rebond sur le cas de Numéro zéro. À nouveau, Eustache ne peut plus tourner. Il a alors le désir de mettre en scène, sous deux angles (l’un documentaire, l’autre fictionnel), l’histoire que son ami Jean-Noël Picq lui a raconté au sujet d’un voyeur assidu qui ressasse devant une assemblée, à majorité féminine, les événements qui l’ont conduit à devenir accroc au trou percé au bas d’une porte de toilettes pour femmes dans un café. Une sale histoire emprunte vraisemblablement à la série télévisée de Jean Frapat (qui a accueilli jadis Odette Robert), Réalité-fiction (1972-1974, 1977).

La “répétition”, c’est aussi La Rosière de Pessac 79, tourné onze ans après la première version, où l’ancien et le nouveau, l’autobiographique et l’emprunt se mêlent. Eustache ne peut plus tourner de longs métrages, mais continue à créer selon ses principes sans concessions. Comme jadis Françoise Lebrun qui partagea sa vie avec lui et dont la présence est inséparable de l’aura de La maman et la putain, la photographe Alix Cléo Roubaud sera la dernière muse de Jean Eustache, rencontrée un an avant la réalisation des Photos d’Alix (en juillet 1980), César du meilleur court métrage de fiction 1982. “Les photos d’Alix est connu avant tout pour sa mise en scène de la discordance entre les mots et les images. Eustache dit qu’il s’agit de “l’équivalent au cinéma du cadavre exquis surréaliste’’.” (page 226).

Dernier film de Jean Eustache, Les photos d’Alix est analysé sur trente pages par Sudoh, qui le décortique en détail, le comparant aux travaux du cinéaste avant-gardiste américain Hollis Frampton (pages 254-255). Ses projets suivants n’aboutissent pas. Jean Eustache se suicide le 5 novembre 1981.

Raphaël Bassan

1. Ce court métrage formera, sous le titre Les mauvaises fréquentations (son titre d’origine), un dytique avec Le Père Noël a les yeux bleus (1966).
2. Page 100 : Bartleby est  un personnage inventé par Herman Melville dans son roman Une histoire de Wall Street (1853), un personnage résistant au capitalisme naissant en même temps qu’un nouveau type d’artiste dont la passivité sera le credo. 

Kentaro Sudoh, Jean Eustache. Génétique et fabrique. Paris, Classiques Garnier, collection “Recherches cinématographiques”, 2022, 333 pages, 39 euros.

Kentaro Sudoh, critique de cinéma, est actuellement maître-assistant à l’université métropolitaine de Tokyo. Il est le traducteur japonais de Nicole Brenez, Roland Barthes ou encore Élie Faure. La version japonaise de sa monographie sur Jean Eustache a été publiée chez Kyowakoku en 2019.

À consulter aussi, le site des Films du Losange en ce qui concerne la rétrospective lancée en salles à partir du 7 juin 2023.