Festivals 06/10/2025

FCDEP 2025 : saboter la machine

Le Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, organisé par le Collectif Jeune Cinéma, connaîtra sa 27e édition entre le 10 et le 19 octobre. Nous avons demandé à son coordinateur général, Charlie Hewison, de nous la présenter.

“... et à bas tous les rois, sauf le roi Ludd !”, écrivait Lord Byron, rendant hommage aux luddites, ces ouvriers du XIXe siècle qui luttaient contre l’introduction des nouvelles machines dans les usines anglaises. Leur sabotage n’était pas un refus de la technologie en soi, mais constituait plutôt un moyen de résister stratégiquement aux structures de pouvoir imposées par ces nouveaux outils, qui transformaient le travail et le rapport au corps travailleur. Saboter signifiait alors dérégler, perturber ou ralentir la machine, pour retrouver le temps et l’espace nécessaires à la discussion des conditions de sa mise en œuvre.

C’est dans cet esprit que le 27ᵉ Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris (FCDEP) se tiendra du 10 au 19 octobre 2025. Organisé par le Collectif Jeune Cinéma (CJC), coopérative de distribution et de diffusion des cinémas expérimentaux fondée en 1971 et l’une des plus anciennes en Europe, le festival prolonge une longue histoire de résistance aux circuits industriels du cinéma. Depuis plus de cinquante ans, le CJC accompagne et fait circuler des pratiques expérimentales de l’image en mouvement qui dérèglent les formats établis et désobéissent aux usages industriels du cinéma. Le festival annuel en est un moment phare à Paris, offrant la possibilité de découvrir des films et des gestes venus du monde entier. Cette année, nous sommes partis de l’idée que ces cinémas différents et expérimentaux ont toujours entretenu, d’une certaine manière, un rapport au luddisme : expérimenter le dispositif cinématographique, n’est-ce pas déjà pratiquer une forme de sabotage ?

Technocritique : des cinémas luddites

Comme chaque année, le 27e FCDEP est composé de deux pôles : la Compétition internationale, composée de films contemporains (réalisés en 2024-2025) sélectionnés à partir de plus de 1 700 soumissions cette année, et le Focus, une programmation thématique dont le thème est cette année : “Technocritique : des cinémas luddites”. Non dans une approche nostalgique ni rétrograde, bien au contraire : nous avons plutôt tenté de rassembler des programmes de films et de performances qui interrogent de manière critique les technologies qui composent notre monde contemporain – des caméras de surveillance aux feeds des réseaux sociaux, en passant par les infrastructures mêmes de nos villes. Les œuvres proposées scrutent donc les machines qui nous entourent, en dévoilent les rouages, ou les sabotent carrément.

Réparties sur plusieurs lieux à Paris et en petite couronne, les soirées du Focus combinent projections et performances audiovisuelles. La soirée d’ouverture, le vendredi 10 octobre, aura lieu à Cyberrance (Romainville), et s’intitule “Brainrot”. Cette séance rassemble des films qui explorent l’épuisement cognitif causé par la surproduction d’images, puisant dans l’imaginaire saturé des mèmes, vidéos virales et images générées par IA pour en révéler la dimension esthétique, existentielle et politique. Plutôt que de simplement s’y opposer, les artistes en exacerbent la logique, transformant cette fatigue collective en esthétique nouvelle.

Everything is Real (Apple) de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon (2025, photo ci-dessous), par exemple, met en scène un monde d’images trop parfaites, les pommes y sont trop rouges, les employés de bureau trop heureux. Un lissage poussé à l’extrême, fondé sur des stéréotypes exagérés jusqu’à l’absurde, qu’on reconnait comme émanant de l’imaginaire des générations IA. Mais ces stéréotypes et ce lissage ne viennent pas de nulle part : ils sont entièrement nourris par les biais et les images absurdes du monde qui existaient déjà dans les banques de données. Est-ce que c’est vraiment l’IA qui produit l’absurdité, alors ? Une performance audiovisuelle live de Denis Dedieu, Feed the Feed, montrée pour la première fois, suivra ces films. Entre autofiction et horreur post-Internet, cette performance explore la contamination réciproque de l’intime et du virtuel dans une réalité ambiguë et teintée d’inquiétante étrangeté.

Le lendemain soir, au DOC, la séance “As Above, So Below” explorera les correspondances entre les multiples échelles de l’existence contemporaine, reliant différentes échelles du vivant – biologique, technologique, cosmique – pour questionner la porosité croissante entre corps et machine. Des films de Gala Hernández López, Julie Tremble, Lara Tabet et Riar Rizaldi seront projetés, tissant des correspondances entre le quotidien du vivant et les flux globaux, pour interroger comment l’hyperconnectivité reconfigure nos imaginaires du corps et la porosité croissante entre l’organique et la machine.

Notes From Gog Magog (2022, visuel ci-dessous) du cinéaste indonésien Riar Rizaldi, par exemple, est une dérive hallucinatoire et surprenante qui dévoile les liens entre récits de fantômes, culture des entreprises technologiques sud-coréennes et économie logistique en Indonésie. La soirée se terminera par une performance d’Eden Tinto Collins, qui à travers son avatar Jane Dark, entremêle voix, musiques diverses et fictions audiovisuelles pour repenser de nouvelles relations à l’espace commun dans cette ère virtuel. 

 

La troisième soirée du Focus, le mardi 14 octobre, aura lieu à Mains d’œuvres, à Saint Ouen, où l’on projettera la série de courts métrages réalisés dans les années 1980 par la cinéaste new-yorkaise Abigail Child, connus collectivement sous le titre d’Is This What You Were Born For ? (photo ci-dessous). Chef-d’œuvre complexe et désorientant, cette série de films compose une exploration fragmentée des corps contemporains, façonnés par les médias, les machines et les codes sociaux.

À travers un montage heurté fait d’images trouvées, de gestes performatifs et de sons et poésies dissonants, Child expose les tensions entre désirs, contraintes et automatismes. Ses films refusent la continuité narrative pour faire surgir des collisions visuelles et sonores où chaque coupe et chaque articulation de plan devient un acte critique. Le cycle interroge donc ce qui nous a été imposé – ce que la culture et la technique du XXe siècle ont déterminé à l’avance dans la chorégraphie de nos gestes quotidiens.

 

 Puis, le jeudi 15 octobre à l’A.E.R.I à Montreuil, une sélection de films qui examinent la surveillance et ses contre-stratégies, dans une séance titrée “Surveillance : Fog Makes Revolt Possible”. Deborah Stratman, dans In Order Not To Be Here (2002), observe par exemple comment la surveillance façonne l’espace et les comportements de la classe moyenne des banlieues américaines, jusqu’à transformer la sécurité en principe d’organisation du quotidien.

En disséquant cette architecture du contrôle – caméras, clôtures, lumières, signaux d’alarme –, le film met en lumière la peur et le vide existentiel dissimulés derrière l’architecture aseptisée du quotidien. Occitane Lacurie, elle, prolonge cette exploration dans Xena’s Body (A Menstrual Auto-Investigation Using an Iphone) (2024) en montrant comment des logiques similaires de surveillance structurent notre rapport aux applis smartphones. Zach Blas (Facial Weaponization Suite, 2011) et Lory Glenn (Sécurise tes images : détruis-les, 2025, visuel ci-dessus), tentent de déjouer ces logiques ou de les réapproprier à des fins militantes.

 

Enfin, la dernière soirée Focus aura lieu au Shakirail dans le XVIIIe arrondissement le samedi 18 octobre, rendant hommage aux “hackers” de l’image, à celles et ceux qui ont su transformer les technologies de l’image en mouvement en terrain d’expérimentation critique. Des pionniers de la vidéo analogique aux bricoleurs du code, ces œuvres dévoilent les mécanismes cachés des médias et détournent leurs usages standardisés.

Parmi elles, par exemple, citons C-Trend du pionnier de l’art vidéo Woody Vasulka (1974), où des images de circulation urbaine sont manipulées à l’aide du Rutt Etra Scan Processor : les formes se distordent, les lignes s’effondrent, et la structure même du signal devient matière visuelle. Ou No No Nooky T.V. de Barbara Hammer (1987, visuel ci-dessous), réalisé avec une Bolex 16 mm et un ordinateur Amiga, qui croise langage informatique et discours féministe, pour interroger comment la technologie reconfigure la perception du désir et de la sexualité à l’ère post-industrielle. La soirée se conclura par la performance de Ralt144MI, membre fondateur du Cookie Collectif, dont le live coding mêlera l’énergie rythmique de la techno à l’expérimentation audiovisuelle, transformant la matière algorithmique en terrain de jeu. 

 

La compétition et les autres temps forts du festival

La compétition cette année comporte 45 films provenant de 22 pays, sélectionnés parmi plus de 1 700 candidatures. Cette programmation se déploiera au fil de six séances au cinéma Grand Action, dans le Ve arrondissement à Paris, du jeudi 16 au samedi 18 octobre, en présence de plusieurs cinéastes qui participeront aux Q&A après les séances. Les formes des films sélectionnés sont très diverses – fictions expérimentales, documentaires déviants, vidéos numériques bricolées, films non-narratifs en pellicule – témoignant de la vitalité de pratiques très éloignées des cadres industriels.

Une nouveauté pour la compétition cette année : nous avons choisi de regrouper les films en programmes thématiques élargis. Ces dernières ne sont pas pensées comme des catégories fermées, mais plutôt des pistes de lecture, dessinant des constellations de films qui se répondent peut-être par échos, par contrastes ou par décalages. Elles permettront peut-être au public de voir comment des œuvres très différentes, venues de pays et de contextes (parfois très) éloignés, peuvent partager malgré tout des préoccupations communes. “Déambulations accidentées”, “Look Around, All is Text”, “Casser les codes”, “Miroirs aux alouettes”, “Corps troubles” et “Racines” : autant de portes d’entrée et d’indices, alors, sur ce qu’on pourra voir pendant ces séances.

La soirée de clôture rendra hommage à Lionel Soukaz, cinéaste subversif et pionnier du cinéma queer, expérimental et militant français disparu cette année. Trois films viendront célébrer son œuvre : Un film perdu de Lionel Soukaz de Xavier Baert, film réalisé en réponse à la mort de Soukaz et méditation autour de la mémoire d’un film apparemment aussi disparu ; La vérité nue de Soukaz, court métrage restauré par Yves-Marie Mahé à partir de captations de projections passées ; et surtout la restauration en 35 mm du mythique Ixe (1980, photo ci-dessous), projeté en double écran, dont la force transgressive demeure intacte encore aujourd’hui.

 

La séance “Jeunes cinéastes” revient aussi avec des films réalisés par des cinéastes de moins de dix-huit ans. Loin de toute hiérarchie technique, cette section met en avant des élans bruts, des regards encore affranchis des codes et des contraintes de production. Depuis sa création, elle a révélé plus d’une centaine de jeunes autrices et auteurs et favorise un dialogue intergénérationnel où s’échangent curiosité, écoute et expérimentation.

Nouvelle venue au programme, la “Soirée Off”, lundi 13 octobre au Maltais rouge, dans le XIe invite à une expérience collective autour de films non sélectionnés, proposés librement par les coopérateurs et coopératrices du Collectif Jeune Cinéma. Pensée comme un espace d’échange horizontal entre celleux qui filment et celleux qui regardent, et ouvrant l’écran à l’imprévu, la soirée sabote volontairement le principe même de la sélection – pour rappeler qu’un festival peut aussi être un lieu de désordre et de circulation libre des images et de parole.

 

Enfin, cette année, chaque session du festival débutera par une sélection tirée des “Video Tracts for Palestine”. Conçu en novembre 2023 en réponse au génocide en cours à Gaza, le projet rassemble plus de cinquante contributeurs qui ont chacun créé une courte vidéo à partir de leur position, regroupés sous un nom collectif commun, rappelant les ciné-tracts militants des années 1960 contre la guerre du Vietnam.

Charlie Hewison

Photo de bandeau : Quimera de Martín André et Gael Jara (Chili, 2024, présenté dans le cadre de la séance “Corps troubles” de la compétition le samedi 18 octobre 2025).

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- Sur le FCDEP 2024.

- D’autres festivals du mois d’octobre 2025, à Paris (mais pas seulement…).