En salles 23/04/2025

Une tragédie tunisienne : Les enfants rouges de Lotfi Achour

Associant pas moins de six pays de coproduction (Tunisie, France, Belgique, Pologne, Arabie saoudite et Qatar) et présenté dans de nombreux festivals depuis sa sélection à Locarno en 2024, le deuxième long métrage de Lotfi Achour – mais le premier à être distribué en France… – sera à voir au cinéma à partir du 7 mai.

Cinéaste et dramaturge franco-tunisien, formé à l’école du documentaire des Ateliers Varan, Lofti Achour réalise des films hors normes. Son premier long métrage, Demain dès l’aube (2017), situé dans une Tunisie contemporaine méconnue presque underground, petite merveille, est malheureusement resté inédit de ce côté de la Méditerranée.

Avec Les enfants rouges (distribué par Nour Films, sortie le 7 mai), son deuxième long métrage coécrit avec Doria Achour, Sylvain Cattenoy et Natacha de Pontcharra, Lofti Achour propose une œuvre, qui a toujours pour cadre la Tunisie. Une Tunisie plus balisée, où il est question de terrorisme, de jeunes bergers et de structures sociales (médias et institutions) défaillantes.

Inspiré par un événement survenu en 2015 dans la région de Mghila, non loin de la frontière avec l’Algérie, le film raconte comment, après la décapitation d’un jeune berger, son jeune cousin qui l’accompagnait, non seulement doit rapporter sa tête à sa famille (tête qui sera placée dans le réfrigérateur du foyer), mais va aussi, à la demande de la mère du défunt, devoir guider les hommes du village dans la montagne pour retrouver et rapporter le corps de l’adolescent.

Voir dans ce long métrage un énième film sur les horreurs du terrorisme, sur l’inaction de l’état ou encore sur le sort tragique des victimes est faire en partie fausse route. Physique et réaliste (1), Les enfants rouges est avant tout un récit incarné, vécu de l’intérieur, par Achraf, jeune garçon ayant arrêté l’école et à qui il manque une ou deux dents. Traumatisé par ce qu’il a vécu dans les montagnes, il est moins sujet à une reproduction de la violence qu’à une introspection favorisée par la longue séquence initiatique que constitue l’ensemble du métrage, dont l’arc dramatique autour d’un enterrement et d’un deuil en construction, épouse, au fur et à mesure, les traits d’une grande et belle tragédie antique (un corps à enterrer, des destins de damnés livrés à eux-mêmes).

Ce n’était pas un drame social que je voulais faire, explique le réalisateur dans le dossier de presse, mais une tragédie, au sens le plus fort du terme. Et dans la tragédie, si l’on se réfère à la tragédie grecque ou à d’autres formes de tragédie, il y a la beauté. La beauté du verbe, du texte, des personnages, de leurs sentiments, de leurs paradoxes. C’est aussi ce qui fait leur force. Ce n’était donc pas une contradiction en soi – c’était périlleux, certes, mais pas incompatible.”

Les enfants rouges est un film sur le traumatisme et sur le deuil, mais également sur la renaissance ou la résilience. Le jeune Achraf comprend – ressent, devrait-on dire – que cet ami aurait pu être son frère, voire lui-même. Pessimiste mais lumineux, ce film pose la délicate question de la liberté, du bonheur individuel, dans un décor à l’os, de désert de plaines et de montagnes, des lieux hostiles magnifiés, accentuant les tensions et les plaies intérieures des personnages.

Avant de réaliser ce long métrage, Lofti Achour a signé cinq courts métrages, dont, en 2016, La laine sur le dos, sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes. Ce film coécrit avec Natacha de Pontcharra, avec qui Achour a créé la société des Artistes producteurs associés (A.P.A.), tourné en plein désert (dans la région de Tataouine) a nécessité, comme Les enfants rouges, une logistique particulièrement adaptée à son décor excentré, loin de la ville et du littoral. À bord d’un camion vétuste transportant des moutons, un vieil homme et son petit-fils se font immobiliser par deux gendarmes désœuvrés qui ne les laisseront repartir qu’à la suite d’un cruel marchandage.

Filmé à hauteur d’enfant, La laine sur le dos (photo ci-dessous) peut se voir comme un récit initiatique avec la route comme fil blanc, comme une pièce tragique (unité de lieu, de temps…) ou encore comme une espèce de western où dans un décor-personnage écrasant les humiliations et la corruption des policiers sont démultipliés. Asphyxiants. Ancré dans une dimension presque mythologique, le cinéma d’Achour prenait déjà ici le parti des sans nom et des sans histoire.

Deux autres courts de Lofti Achour se distinguent par leur rare intensité dramatique : Père (2014, photo ci-dessous) et Angle mort (2022). Résumer Père (17 minutes seulement, pourtant) relève de la gageure. Un taxi prend à son bord une femme enceinte en plein travail. Outre la course, qu’il ne lui facture pas, il l’aide à respirer, la rassure et l’emmène malgré les difficultés à bon port. Or cette femme, passante, inconnue, va l’accuser d’être le père de son enfant. De là, un test de paternité prouve son innocence mais aussi qu’il ne peut pas avoir d’enfant lui qui pense avoir deux filles. De retour chez lui, le monde est bouleversé. Comment être un homme ? Comment être père ? Le personnage reste droit, héroïque, avec l’amour et la bienveillance comme boussole. Ou comment de l’infertilité, de l’échec, être fertile ?

Réalisé après Demain dès l’aube, Angle mort oscille entre cinéma expérimental et animation, entre documentaire et fiction, pour faire entendre, sous la forme d’un monologue-témoignage, la parole d’un mort, membre du mouvement de la tendance islamiste, parmi toutes les victimes assassinées par le régime de Ben Ali. Tortures jusqu’au dernier souffle, assassinats, charniers, mensonges et lamentations, Angle mort revient sur l’histoire récente de la Tunisie. Loin des sentiers battus, loin des images ensoleillées pour touristes. Glaçant.

Donald James

1. “Les trois jeunes acteurs sont originaires de cette région, souligne les réalisateur dans le dossier de presse des Enfants rouges. Le film est joué dans le dialecte local, et même pour les comédiens qui n’en étaient pas originaires, un travail minutieux d’apprentissage a été mené pendant plusieurs mois. La majorité des acteurs adultes sont aussi issus de la région. Nous avons donc travaillé avec une rigueur extrême pour donner à cette région une représentation juste et fidèle.”

Filmographie Lotfi Achour
2006 Le dépôt (court métrage)
2014 Père (court métrage)
2016 La laine sur le dos (court métrage)
2017 Demain dès l’aube (long métrage)
2022 Angle mort (court métrage)
2024 Les enfants rouges (long métrage)

 

À lire aussi :

- Sur un autre premier long métrage récent : Toxic de Saulė Bliuvaitė.

- Sur le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient 2025.