Un premier long espagnol à voir en salles : Dos madres
Présenté à Venise en 2023 et distribué au cinéma cette semaine, ce film-puzzle signé Víctor Iriarte réunit deux grandes dames du cinéma espagnol : Lola Dueñas et Ana Torrent.
Dos madres est le titre de la sortie française (chez Shellac Films) d’une remarquable œuvre espagnole – en coproduction avec le Portugal et la France – dont le titre original est Sobre todo de noche. Celui-ci apparaît plus mystérieux et annonce moins directement la couleur, car le projet s’ouvre sur un enchevêtrement d’interrogations et d’énigmes, partant vers des directions de narration et de genres cinématographiques diverses et contrastées.
Film noir, film de vengeance, sinon de cambriolage, c’est ce qu’on pense d’abord en y pénétrant. Sans se douter qu’on ira, à terme, plutôt vers un mélodrame intimiste – et en parallèle sur le terrain du film politique. Très politique, même… En effet, le réalisateur Víctor Iriarte, pour son premier long métrage de fiction, remonte à une période sombre de l’histoire de son pays, dont l’image si solaire et progressiste aujourd’hui qu’on a peine à imaginer les faits.
À la fin de la période franquiste et même, ce qui est d’autant plus difficile à concevoir, dans les premières années de la transition démocratique, des bébés ont été retirés à leurs mères biologiques pour être confiés à des familles acquises au régime réactionnaire. Selon une hallucinante théorie d’un pseudo-psychiatre proche du pouvoir d’éradiquer, chez les nouveaux-nés, les “gènes du marxisme” en les éloignant de leurs “dangereux” géniteurs. Une folle ignominie qui fut dénoncée dans la presse à la fin des années 1990 et qui concerna pas moins de 300 000 enfants ainsi volés, littéralement, depuis 1940.
Un chiffre énorme et une réalité glaçante sur laquelle Victor Iriarte, auteur d’une quinzaine de courts et d’un long documentaire depuis 2006, appuie son histoire, mais en s’éloignant délibérément du film à thèse et en privilégiant une approche poétique puissante, qui se traduit dans sa mise en scène même, avec notamment l’utilisation d’œillets, mais aussi en reconstruisant au fil du montage ce qu’il entend retracer, à savoir finalement une histoire d’amour, qui prend de surcroît une forme épistolaire entre la mère biologique dépossédée, Vera, qui a entrepris de retrouver ce fils qu’on lui a pris, Egoz, désormais jeune adulte. Mais le lien affectif tout aussi puissant liant ce dernier à sa mère adoptive Cora est également développé par l’écriture et existe au final avec la même force. Et ensuite, que pourra être la relation entre les deux femmes, ces “deux mères” du titre toutes deux victimes de l’Histoire ?
Le film trouve en partie son origine dans un plan s’étant imposé à l’esprit du cinéaste, de son propre aveu : celui de deux femmes dans la cinquantaine se reposant sur des transats au bord du Douro, au Portugal (un motif “oliveiresque” s’il en est). Un instantané de paix et de répit au bout d’une histoire de tourments et de douleurs inhumaines : le film trouve, dans sa richesse et son foisonnement formel, son équilibre dans ce contraste, et c’est l’une des clés de sa réussite.
On ne saurait s’exempter de citer, pour finir, le trio d’interprètes réunis ainsi, composé de Lola Dueñas, jadis révélée par Almodóvar (dans Volver, surtout) et qui excelle dans des registres dramatiques et intériorisés, d’Ana Torrent, découverte enfant dans Cría cuervos de Carlos Saura (1976) – qui se déroulait au crépuscule du franquisme, il n’est pas anodin de le rappeler – et du jeune Manuel Egozkue, vu récemment dans le court métrage multiprimé Arquitectura emocional d’Elías Siminiani, lauréat du Goya du meilleur court métrage en 2023. Une dream team quasi championne d’Europe elle aussi…
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