Du court au long : Jonathan Millet, l’immersion en bandoulière
Premier long métrage récemment salué à la Semaine de la critique, Les fantômes de Jonathan Millet gagne les salles de cinéma de l’Hexagone à partir de ce mercredi. L’occasion de plonger dans le parcours du jeune cinéaste, déjà aguerri à filmer le monde et ses affres, en documentaire comme en fiction, ici comme ailleurs.
C’est par la philosophie que Jonathan Millet a commencé à étudier le monde, avant de parcourir la planète, en solo mais accompagné d’une caméra. D’une découverte progressive et personnelle de l’ailleurs et de l’autre, il est passé à un véritable travail de collecte visuelle et sonore, quand le hasard des rencontres l’a mené vers des commandes professionnelles, pour alimenter des banques d’images. Proche-Orient, Asie du Sud, Afrique, Amérique du Sud : les pays et territoires se sont enchaînés pendant plusieurs années, au gré des pérégrinations du jeune observateur.
Plus d’une cinquantaine de nations ont ainsi défilé devant ses yeux. Jusqu’à séjourner dans certaines d’entre elles, notamment à Alep en Syrie, où il s’installa un temps, à l’âge de vingt ans. De quoi forger sa vision, son appréhension de l’altérité, et des mouvements de l’humanité, à force de cadrer des visages, des espaces, et de chercher à saisir des atmosphères : “C’est d’une certaine manière comme ça que j’ai appris à filmer et que je suis devenu cinéaste.”
Le documentaire et la fiction se sont d’emblée nourris l’un l’autre, tant l’observation des quatre coins de la planète et l’environnement géographique et géopolitique font partie intégrante d’un même mouvement du regard du cinéaste. Dans son court métrage Old Love Desert (2012, photo ci-dessus), Micha Lescot et Alice Butaud incarnent un couple qui se dit ce qu’il n’a jamais osé prononcer auparavant, entre logorrhée et silence, à la faveur d’un séjour mystérieux en plein désert.
Puis le long métrage documentaire Ceuta, douce prison (2013), cosigné avec Loïc Hecht, se concentre sur cinq migrants en attente d’un laissez-passer, dans ladite enclave espagnole au nord du Maroc, aux portes de l’Europe. Parmi eux, un jeune Camerounais, qui donnera l’idée à Jonathan Millet de son court fictionnel Et toujours nous marcherons (2016), dans lequel Simon débarque à Paris, en quête de son frère Samuel, mystérieusement disparu des radars. Une manière de représenter aussi un Paris loin de la carte postale, entre Goutte d’or et périphérie.
La disparition est aussi au centre de plusieurs opus du réalisateur. Celle d’hommes qui ont bien vécu, comme Amadeo, le dernier Taushiro de la jungle amazonienne au nord du Pérou, dans le moyen métrage documentaire La disparition (2020), métaphore d’un peuple indigène dont la culture s’éteint, et comme le père défunt de La veillée (2017), fiction autour des retrouvailles familiales et des premiers jours d’un deuil, dans les montagnes hautes-savoyardes. Ici, c’est le patriarche manquant qui réunit les femmes (épouse et filles), qui agissent et réagissent en réaction à cette mort soudaine.
Dans Dernières nouvelles des étoiles (2017), c’est un retrait de l’agitation urbaine et collective qui mène à une introspection solitaire. Le plateau antarctique est le cadre immense et glacé des vagabondages d’un esprit en pleine cogitation. Face à ces épopées extrêmes, le bitume détonne, dans la ronde existentielle, nocturne et en noir et blanc du jeune héros de Tu tournes en rond dans la nuit et tu es dévoré par le feu (2015, photo ci-dessus), comme dans les pérégrinations diurnes, drolatiques et en couleurs des Dominos (2020, photo ci-dessous), avec Mathieu Demy, Jennifer Decker et Irène Jacob, ou comment la désagrégation en chaîne rejaillit sur quatre personnages.
Le mélange des genres et des formes nourrit le terreau créatif de Jonathan Millet. Une diversité qui témoigne d’un goût de la recherche. Jusqu’à ce premier long métrage, Les fantômes, révélé en ouverture de la 63e Semaine de la critique à Cannes en ce récent mois de mai. Une nouvelle expérience d’immersion totale. La somme d’un parcours d’auteur et de voyageur du cinéaste, qui emprunte au cinéma de genre et à l’espionnage, pour mieux construire une fiction pétrie de réel. “L’espionnage c’est l’observation de l’autre, et le mensonge sur soi-même, explique-t-il. Cela a été mes deux puissants moteurs d’écriture et de mise en scène.”
En résulte une fascinante filature, révélant sur grand écran la véracité des cellules secrètes constituées d’exilés – ici syriens – sur les traces d’anciens criminels de guerre en Allemagne et en France. L’intense Adam Bessa donne vie et âme à Hamid, un jeune homme taiseux, en quête de son ex bourreau, et dépendant de son ouïe et de son odorat, car son tortionnaire lui est resté invisible. En résulte une épopée tendue et sensorielle, où chaque détail pèse lourd, et où la reconnaissance de l’autre et de l’horreur libérera peut-être des chaînes traumatiques du passé. Ce saisissant passage au long épate.
Les citations sont extraites du dossier de presse du film.
Photo de bandeau et immédiatement ci-dessus : © Films Grand Huit - Kris Dewitte.
À lire aussi :