L’histoire du soldat, une pépite méconnue pour la première fois au cinéma
Présentée au Festival d’Annecy en 1985 et demeurée inédite sur grand écran, cette œuvre animée de 55 minutes adaptée de la composition d’Igor Stravinsky, sur un texte de Charles Ferdinand Ramuz, est distribuée en salles par Malavida Films à partir de ce mercredi 9 avril.
À l’heure où résonnent les bruits de bottes, où l’on parle de nouvelles alliances, de partage du nucléaire et de stratégies militaires, il faut absolument voir et prêter l’oreille à cette Histoire du soldat qu’Igor Stravinsky a composé en 1917, mise en images en 1984 par R. O. Blechman.
Chez Stravinsky, cette Histoire… occupe une place singulière, sorte de court métrage parmi les œuvres flamboyantes (notamment L’oiseau de feu, qui inspirera Bernard Herrmann pour La mort aux trousses) ; courte pièce conçue pour être dansée et chantée, composée en exil, ballet et opéra de chambre qui, sur le livret du poète helvète Charles Ferdinand Ramuz, raconte – entre autres mille histoires – comment un soldat qui a vendu son âme au diable parvient à sortir des enfers, à revivre, à reprendre vie vers un avenir radieux. L’histoire du soldat non seulement convoque Faust et Orphée, mais semble d’emblée comme hantée par une dimension sociale, critique cousine de la fable La cigale et la fourmi et aussi, sans doute, par une multitude d’autres micro-récits, contes populaires, véritable pan de détours narratifs tissés de références.
Lorsque le soldat donne son violon, on comprend qu’il s’agit de son âme. Mais la métaphore ne s’arrête pas là. Le diable, sorte de Dibbouk, petit démon interne, transcende sa propre figure. C’est la guerre, et plus largement c’est ce système toxique, vénal qui enchaîne et rend captif les hommes, le capitalisme.
La partition d’hier, visionnaire, d’avant-garde, mélodique et bruitiste, percussive, techno avant l’heure, et sa forme narrative déstructurée, sorte de poupées russes disjointes, ainsi que sa nature volontairement et joyeusement impure, hybride, mélange des arts, des danses et des influences (cirque, tango, valse, sonorités klezmer…), se rattache à une modernité cosmopolite : celle de cette époque où déjà la guerre résonnait mais où aussi, dans un tourbillon qu’on a nommé les Années folles, on rendait hommage au melting-pot des arts et du monde, hommage qui, aujourd’hui encore, sonne et résonne juste.
Ces Années folles, le réalisateur américain R. O. Blechman, artiste total, autant connu pour ses couvertures du New Yorker que pour ses publicités au succès mondial, propose de les intégrer à son adaptation. Transposition infidèle donc avec ces références visuelles notamment au cubisme, et fidèle jusque dans ses délirants interstices ; adaptation qui mérite d’être appréciée autant en VO, avec les voix du cinéaste Dušan Makavejev, de Max Von Sydow et d’Andre Gregory, que dans sa version française où, aux côtés d’Henri Salvador et de François Périer, dans les rôles de Vertov et du narrateur, Serge Gainsbourg incarne magistralement le diable. On n’eut pu rêver Dibbouk plus suave.
La partition interprétée par le Los Angeles Chamber Orchestra, sous la direction de Gerard Schwarz, donne à entendre toute la dimension frénétique de l’œuvre. Mais c’est surtout l’animation de R. O. Blechman qui mérite toute l’attention. Ciblé jeune public, le film dépasse largement ce cadre-niche et s’adresse à tous, petits et grands. Blechman est une sorte d’alter ego du regretté Jean-Jacques Sempé, il dessine au crayon des personnages très naïfs, mais à la naïveté abstraite, débordant d’humanité et de générosité. Blechman reprend à son compte et amplifie l’esprit de la pièce de Stravinsky.
Que le personnage principal porte le nom de Vertov, référence directe au cinéaste visionnaire, théoricien du ciné-œil et auteur de L’homme à la caméra (1929), n’est absolument pas un hasard. La dimension politique épouse une poétique et, inversement, la forme se révèle comme chez Stravinsky éminemment politique. Le montage l’emporte et l’animation 2D, crayonnée, d’apparence simpliste (on l’a dit), surclasse dans son tracé pétillant de nombreuses séquences l’animations 3D d’aujourd’hui. Sans oublier les contrepoints aquarellés, autres lacs et entrelacs d’onirismes. Ces immenses séquences d’une dextérité sans faille mais d’une dextérité qui n’en fait jamais trop, parfaitement synchrones avec la partition de Stravinsky, nous rappellent combien la musique et cinéma peuvent être l’expression et le miroir de l’âme.
Visuels : © Malavida Films.
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