L’essentiel de l’œuvre de Sarah Maldoror en collector
Alors que l’exposition “Paris noir” au Centre Pompidou se poursuit jusqu’au 30 juin, un superbe Blu-ray édité par Carlotta Films autour du cinéma de Sarah Maldoror, figure majeure de la création panafricaine, reste disponible. Il réunit son film le plus connu Sambizanga et plusieurs courts métrages, dont Monangambééé. Tous deux sont analysés dans un texte du dernier numéro de Bref que nous vous partageons ici.
En 1969, Sarah Maldoror est révélée dès son premier film, le court métrage Monangambééé, qui décroche le premier prix au Festival de Tours. Trois ans après, Sambizanga a valeur de confirmation, après un premier long inédit et toujours disparu à ce jour, Des fusils pour Banta. Retour sur ces deux films importants et presque jumeaux.
Dans une pièce surveillée depuis l’extérieur par un gardien, un couple s’étreint en silence. Les bras, les joues, les bouches : chaque centimètre de peau veut toucher ceux de l’autre, comme pour la dernière fois. Dans les plans précédents, l’homme a été mené avec un cortège d’autres prisonniers, enchaînés, vers le sous-sol d’un bâtiment, dont on comprend rapidement qu’il sera sa prison. Ainsi s’ouvre Monangambééé, le premier court métrage de Sarah Maldoror en tant que réalisatrice, achevé en 1969. À cette époque, Maldoror, déjà formée au cinéma à Moscou, vit depuis cinq ans avec Mário Pinto de Andrade et leurs deux enfants à Alger, alors l’épicentre des luttes anticoloniales et anti-impérialistes du monde entier. En 1966, elle a déjà collaboré avec Ahmed Lallem comme assistante sur le court métrage documentaire Elles et avec Gillo Pontecorvo en tant que scripte pour La bataille d’Alger, chargée de recruter des femmes de la casbah afin qu’elles participent aux tournages. Monangambééé suit les derniers jours d’un sympathisant de la résistance angolaise dans les geôles tenues par le pouvoir portugais, régies par les ordres et la violence d’un colonel. À travers l’adaptation de la nouvelle Le complet de Mateus, signée par l’écrivain angolais José Luandino Vieira au moment où il est lui-même emprisonné par le colon lusitanien, la cinéaste partage ici sa propre connaissance de la lutte des mouvements de libération africains : en Angola, mais aussi en Guinée-Bissau.
Derrière les barreaux
“Monangambeee”, qui vient du Kimbundu et désigne un travailleur sous contrat, c’est aussi le cri de ralliement du mouvement de libération angolais et l’impuissance des mots est bien ici au cœur du récit. La femme (interprétée par Elisa Andrade, que l’on retrouvera quelques années plus tard dans Sambizanga) laisse son homme en lui promettant de se débrouiller pour lui apporter le “complet” en prison. À travers ces paroles, la cohorte des militaires comprend que le couple fera son possible pour que le prisonnier apparaisse à son procès bien habillé et plie immédiatement le destin de ce dernier. Le corps des colonisateurs est ignorant de la langue, de la vie même des colonisés, ainsi les militaires ne perçoivent pas que le fato completo dont il est question ici n’est pas un vêtement, mais le plat traditionnel de haricots, de bananes et de poisson, nourriture quotidienne des bidonvilles de Luanda, servi enfin à Mateus alors que les coups ont eu raison de lui. Tourné en 16 mm, en noir et blanc, récemment restauré et désormais visible au format numérique, Monangambééé est un geste furieux et vif, viscéralement engagé contre la torture qu’il dénonce autant que par un souci permanent de se placer du côté du cinéma. “Je n’ai pas le temps de faire des films politiques didactiques”, déclarera la cinéaste quelques années plus tard. Rythmant son film du free-jazz interprété par l’Art Ensemble of Chicago, comme pour mieux figurer le désir de liberté et de mouvement resté intact dans le corps martyrisé de Mateus, Maldoror chorégraphie la violence coloniale, la présente à l’os dans sa folie et sa radicalité. Ainsi la transe finale de Mateus, magistralement interprété par Carlos Pestana, traversé par les coups en l’absence physique de ses tortionnaires.
La route de Luanda
Avec Monangambééé, la cinéaste entamait un projet poursuivi sa vie entière à travers son travail, résumé dès 1958 lors d’un entretien avec Marguerite Duras, alors que Maldoror mettait en scène Les nègres, de Jean Genet: “Nous ne serons jamais libres tant que vous nous verrez comme vous nous voyez. Il faut que nous vous débarrassions de l’idée que vous avez des nègres pour que nous soyons des nègres libres...” Le succès remporté par le film, notamment aux Journées cinématographiques de Carthage en 1970, permet à Sarah Maldoror de réaliser son second long métrage, Sambizanga, sorti en 1972 et connu comme son chef-d’œuvre.
Tourné cette fois au Congo-Brazzaville, en 35 mm et en couleur, adapté lui aussi d’une nouvelle de José Luandino Vieira, La vraie vie de Domingos Xavier, le film est centré sur la figure de Maria, villageoise angolaise qui cherche son mari, Domingos, militant anticolonial en lutte contre la domination portugaise, après que la police l’a arrêté. Ici encore, une tragédie par le prix mortel que les hommes paient pour défendre la cause qu’ils ont choisie. Ici toujours, la volonté de Maldoror de refuser de considérer les corps de colonisés à travers les violences qu’ils subissent. Ainsi les premières séquences du film restituent-elles l’intimité du couple autour de leur enfant, les silhouettes allongées et proches partageant des moments de repos et de tendresse familiale. Ainsi des coups reçus par Domingos jusqu’à la mort dont le montage n’éludera pas la cruauté en conservant au personnage sa dignité. Ainsi du voyage de Maria vers Luanda, traversant la verdure des paysages et ses foules, droite, indéfectible, en route vers elle-même. Carlotta Films édite au printemps 2025 un coffret inédit contenant les versions restaurées de ces films gigognes, accompagnées de nombreux bonus dont le numéro de L’Avant-scène cinéma consacré à Sambizanga. Leur acuité avec notre époque les rend à la fois somptueux et indispensables.
Sambizanga de Sarah Maldoror, Blu-ray, Carlotta Films, 28 euros.
Paru le 18 mars 2025.
À voir aussi :
- À Bissau, le carnaval, court métrage de Sarah Maldoror proposé en bonus du DVD et actuellement disponible sur Brefcinema.
À lire aussi :
- Sur la rétrospective consacrée à Sarah Maldoror au Centre Pompidou en avril 2025.