Cahier critique 26/07/2022

“Août” de Laetitia Spigarelli

L’été, à Paris, Suzanne s’occupe des chats de ceux qui sont partis en vacances. Elle déambule entre le monde des humains et le monde animal. Elle observe, s’étonne, rencontre, sans intentions, présente à ce qui vient.

Tout le monde ne part pas en vacances. Dans le Paris désert du plein mois d'août, Suzanne, une jeune femme d'une trentaine d'années, a plusieurs jeux de clés pour veiller à domicile sur Mario, Gary, Jim et les autres, chats esseulés, seigneurs des appartements de ses amis absents. La Suzanne de Laetitia Spigarelli est seule ; sa solitude estivale nous rappelle celles de Marie Rivière dans Le rayon vert d'Éric Rohmer (1986) ou de l'héroïne d'Eva en août qui se promenait récemment dans Madrid chez le jeune cinéaste espagnol Jonas Trueba (2019).

Le motif de l'été, son état suspendu, d'entre-deux, se prête à ces films qui ne se pressent pas, qui se glissent avec indolence dans cette brèche ouverte dans la roche de l'année, laissant entrer la lumière de l'imprévu. Voici des personnages ouverts au pur présent, dotés du temps d'être attentifs au monde alentour, et de ce fait à la rencontre. C'est bien dans cette trame que s'inscrit la première œuvre de réalisatrice de Laetitia Spigarelli, d'abord comédienne, qui se met ici elle-même en scène. Son Août se distingue par une mise en scène de peu de mots, un scénario sans événement ni résolution, habité par une forme de délicatesse lucide, une mélancolie profonde où surgissent ça et là quelques touches de burlesque. Son Paris déserté l'été laisse de la place pour le vide et c'est surtout cette rencontre, entre la jeune femme et le vide que semble explorer et nous raconter le film. Sans autre projet que nourrir les félins de ces logis érudits, peuplés de livres et de pianos, Suzanne observe le calme du dehors et des intérieurs, grignotte, se frotte un peu aux autres, puis retourne s'étendre sur les lits et les sofas. Laetitia Spigarelli fait le chat.

Co-écrit avec la comédienne Pauline Lorillard, comparse féline elle aussi, cette première œuvre témoigne du compagnonnage de longue date des deux artistes. C'est dans ce sillon qu'est né Sainte-Baume, deuxième film de Laetitia Spigarelli, présenté à Clermont-Ferrand en début d'année. Pauline Lorillard y tient le rôle principal, un personnage empêtrée dans une funeste réunion familiale, en proie à la solitude, cette fois dans le nombre. Dans Août, si Suzanne seule se lance dans quelques discussions avec des inconnu(e)s, ce n'est pas, comme par exemple chez Rohmer, une quête de l'idéal amoureux qui la guide. Un désenchantement sourd semblent poindre de ces rencontres pas si joyeuses, qui renseignent un état peu enviable du présent, ainsi que la difficulté de créer du lien. Un déréglement inquiet et comme prophétique semble à l'œuvre : il fait déjà trop chaud, le piano est désaccordé, une femme tient un discours qui ressemble à celui de l'extrême-droite. Un sens du tragique, voire du métaphysique, émane ainsi de l'ensemble, porté par Schubert comme par un montage rigoureux et inventif. Une dimension comique côtoie cette gravité, imprimé par de nombreux plans fixes, notamment une jolie scène de baptême de paddle au milieu du canal de l'Ourcq, ainsi que par le thème des Jeux olympiques qui revient en fil rouge tout au long du film, l'effort des athlètes contrastant avec l'oisiveté de Suzanne.

En été, le théâtre du monde s'interrompt et, adoucis par la pause, les contours des rôles s'atténuent. Notons alors aussi dans Août la réflexion sur le jeu, celui de l'acteur, que semble nous proposer la cinéaste-comédienne. Suzanne réenregistre à plusieurs reprises un message vocal sur le répondeur d'une amie, éternellement insatisfaite de sa prestation, voulant feindre la joie sans masquer totalement le vide, à la recherche d'une justesse qu'elle peine à définir. La carrière de Spigarelli est émaillée de ces clins d'œil en forme de mise en abyme. Dans 80 000 ans de Christelle Lheureux (2019), elle est une archéologue qui, interviewée par une journaliste, demande, hésitante, si elle doit regarder la caméra. Dans TGV d'Émilie Noblet (2014), où elle incarne une contrôleuse SNCF, elle répète ses répliques face au miroir des toilettes du train – où elle officie avec son camarade Nicolas Maury. Dans Décroche de Manuel Schapira (2006), elle joue à faire sonner une cabine téléphonique pour rencontrer les hommes qui voulaient bien décrocher, refusant de quitter son appartement, n'existant que par sa voix. La fin d'Août où Suzanne semble s'absorber dans sa solitude, dit peut-être que jouer serait se tenir en lisière du monde et préserver ses dons de nostalgie, d'incrédulité et d'émerveillement.

Cloé Tralci

France, 2018, 39 minutes.
­Réalisation : Laetitia Spigarelli.  Scénario : Laetitia Spigarelli et Pauline Lorillard. Image : Pierre Carniaux. Montage : Laetitia Spigarelli et Juliette Haubois. Son : Pauline Lorillard et Mathieu Farnarier. Interprétation : Laetitia Spigarelli. Production : Les Films de la Nuit.