Cahier critique 30/03/2021

“80 000 ans” de Christelle Lheureux

C’est l’été en Normandie. Céline passe un week-end dans sa maison d’enfance à l’occasion d’un chantier de fouilles. Ses recherches archéologiques se mêlent à des retrouvailles plus ou moins probables au fil de ses promenades.

Dans la nuit, une vache quitte son pâturage pour traverser une petite ville normande et rendre visite à Céline, revenue pour l’été dans sa maison de famille le temps d’un chantier archéologique dans la région. Sortant d’un cauchemar où elle revivait la calamiteuse interview donnée la veille sur ses découvertes à l’antenne régionale de France 3, la jeune femme n’est pas si étonnée que la vache passe le museau par sa porte. C’est qu’elle et l’animal ont en commun d’endosser, hors de leur milieu naturel, une certaine gaucherie. L’utilisation presque systématique du double écran crée un étrange hiatus entre Céline et les personnes qu’elle rencontre, comme si elle ne parvenait jamais à occuper tout à fait le même monde que les autres. Et la rumination, loin d’être l’apanage du bovidé, fait aussi partie de la psychologie de la trentenaire.

Ou bien on pourrait dire aussi que la prestation ratée de Céline est comme le ressac des vagues qui se brisent à grand fracas sur la grève de galets de Fécamp. Car il est bien sûr ici question de temps, de ses strates, de ce qu’on l’on oublie ou qui remonte à la surface. D’un côté, très prosaïquement, la trace vieille de 80 000 ans du petit pied d’un enfant ressurgit sur le chantier. D’un autre, la réminiscence d’un souvenir de collège teinté d’embarras fait retour dans l’esprit de Céline, réactivé par l’impression de revoir, vingt ans après, son protagoniste lors du feu d’artifice du 14 juillet. Le corps même de Céline a l’air de régresser et prendre des attitudes enfantines, pelotonné dans son lit de jeunesse ou endormie en position fœtale sur la plage. Sous les traits d’Andy Gillet, l’ancien amoureux d’adolescence donne à ce conte d’été des accents rohmériens. Le mode de production et d’écriture, ultra légers et spontanés n’auraient pas déplu au cinéaste du Rayon vert, Céline pouvant faire penser par instants à une cousine de Marie Rivière.

Comme Céline balbutie son interview, le film se met alors à bégayer, à raconter plusieurs fois la même rencontre, comme si le montage laissait côte à côte plusieurs prises d’un même plan. Christelle Lheureux semble là adresser un salut fraternel à Hong Sang-soo, obsédé lui aussi par les infinies doublures du temps. En laissant visibles ces repentirs de récit, le film parvient à faire exister avec autant de réalité ce qui arrive effectivement aux personnages, mais aussi leurs rêveries ou leurs regrets.

Raphaëlle Pireyre


Article paru dans Bref n°126, 2021.

France, 2020, 28 minutes.
Réalisation, scénario, image et montage : Christelle Lheureux. Son : Antonin Desse. Interprétation : Laetitia Spigarelli, Aurélien Gabrielli, Andy Gillet et Inès Berdugo. Production : Kidam Films.

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