Extrait

Travellinckx

Bouli Lanners

1999 - 17 minutes

Belgique - Fiction

Production : Latitudes Productions

synopsis

Didier, 39 ans, hypocondriaque et dépressif, est certain de mourir d’un moment à l’autre. Dans un espoir de réconciliation avec son père, il décide de se faire filmer à travers la Wallonie et en guise de testament, de lui offrir le film.

Bouli Lanners

Né en Belgique en 1965, peintre et autodidacte, Philippe, dit Bouli Lanners s'est rendu populaire sur Canal+ Belgique avec Les Snuls. Régisseur pour ces derniers, il est alors occasionnellement employé comme acteur et devient peu à peu un personnage récurrent. Il commence alors sa carrière d'acteur en Belgique et en France, avant d'enfiler la casquette de réalisateur en 1999 avec Travellinckx, son premier court métrage.

Depuis, il alterne ou cumule les rôles de comédien et de réalisateur. Sa première apparition au cinéma, en gangster, date de Toto le héros de Jaco Van Dormael (1990). Il a remporté le Magritte 2013 du meilleur acteur dans un second rôle pour De rouille et d'os de Jacques Audiard et celui du meilleur acteur pour La nuit du 12 de Dominik Moll en 2023. Ce personnage lui a également valu le César du meilleur acteur dans un second rôle. Il aura aussi prêté ses traits au député européen José Bové dans Une affaire de principe d'Antoine Raimbault.

Sa filmographie en tant que cinéaste comprend également Muno, court métrage présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2001, puis cinq longs métrages : Ultranova (2004), Eldorado (2008), Les géants (2011), Les premiers, les derniers (2016) et L'ombre d'un mensonge (2021).

À partir de 2024, il se consacre, avec son épouse Élise Ancion, à un théâtre de marionnettes de Liège, le Théâtre de la Couverture chauffante.

Critique

Au sein du paysage cinématographique contemporain, la Belgique se distingue par des films au ton particulièrement grinçant, mêlant à la fois burlesque et drame social, à travers l'itinéraire de personnages généralement quelconques, souvent dénués de toute morale et victimes d'une société accablante. Cependant, si cette veine réaliste est parfois affirmée d'une manière brutale - notamment chez les frères Dardenne (La promesse, Rosetta) - elle est aussi souvent désamorcée par un sens aigu de l'autodérision, typique de réalisateurs tels que Benoît Poelvoorde (C'est arrivé près de chez vous), Benoît Mariage (Le signaleur, Les convoyeurs attendent) ou encore, mais d'une manière plus sou- terraine et poétique, Jaco Van Dormael (Toto le héros, Le huitième jour) et Alain Berliner (Ma vie en rose). Fidèle à cet état d'esprit, Bouli Lanners revendique sa propre filiation avec ce cinéma (il a d'ailleurs été auparavant comédien pour Benoît Mariage), en réalisant un road-movie dérisoire au cœur des paysages mornes et désœuvrés de la Wallonie.

Privilégiant la crudité du 8 mm noir et blanc, et le cadre approximatif de la caméra au poing, il filme en direct l'errance de Didier, loser invétéré qui poursuit au volant de sa camionnette les vestiges d'un passé qui semble lui avoir échappé. De mémorial en mémorial, entre de longs travellings mélancoliques sur des routes désertes, ce dernier cherche à fuir sa propre disparition, qu'il croît inéluctable, en laissant à son père une trace filmée de cette quête illusoire. Le spectateur aurait pu croire un instant à une véritable tragédie, si Didier n'avait pas lui-même détruit irrémédiablement tout pathos en avouant dès la première minute du film qu'il va mourir parce qu'il a découvert de l'amiante dans le radiateur de sa salle de bains. Ainsi, ce qui aurait pu être le dernier voyage d'un homme à la recherche de sa mémoire, devient une sorte de virée aberrante issue des élucubrations d'un esprit stupide et dépressif.

Cherchant en fait un moyen de remplir le néant de sa vie ratée, Didier traîne ses petits drames et ses micro-phobies au milieu de ses souvenirs d'enfances - forcément décevants car trop idéalisés - sur fond de malaise social et de fait divers. Pourtant, si Bouli Lanners privilégie a priori la cruauté et le cynisme, il porte malgré tout sur cet anti-héros un regard qui va bien au-delà de la simple dérision, car au-delà de son air pitoyable, Didier demeure un personnage profondément émouvant et attachant, ne serait-ce que par l'immense détresse qui l'habite, et par ce dévouement aveugle qui le pousse désespérément à réaliser quelque chose avant de mourir, afin de gagner la considération a père; en l'occurrence, faire un film passé ou bien se lancer à la poursuite d'un Marc Dutroux en cavale, dans le secret espoir de mourir en héros sous les balles du criminel. Car peu importe au fond la nature ou la valeur de l'exploit, puisque son vœu est simplement de construire une histoire qui pourrait l'extraire de son inexistence. Malheureusement, le constat du film demeure sans appel et Didier, avec une douloureuse lucidité, conclura lui-même son périple par un définitif « encore raté ». Et dans cette dernière image, la gravité reprend tout à coup ses droits lorsque sa voix se perd dans le son glacial de la guitare électrique accompagnant le travelling final, résonnant alors comme une fatalité qui laisse au bout du compte le spectateur en plein désarroi.

Arnauld Visinet

Texte paru dans Bref n°45, 2000.

Réalisation et scénario : Bouli Lanners. Image : Jean-Paul Dezaeytijd. Montage : Philippe Bluart et Philippe Bourgueil. Son : Thierry Tirtiaux et Stéphane Morel. Musique originale : Jarby McCoy. Interprétation : Didier Toupy. Production : Latitudes Productions.

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