L’ombre des papillons

Une femme, une forêt, des papillons. Dans son premier film produit, Sofia El Khyari recourt à un nombre limité de motifs facilement identifiables pour retranscrire à l’écran les paysages délicats de son monde intérieur. Elle nous invite ainsi à un rêve éveillé dans lequel la narration imite le cheminement de l’esprit lorsqu’il cherche à saisir un souvenir qui se dérobe. Son personnage féminin, pris dans les remous de ses propres pensées, navigue entre mémoire et fantasme. Au fur et à mesure, cette déambulation immobile laisse deviner les visions ténues qui peuplent son imaginaire, métaphores des sensations qui la traversent.

Il faut donc se laisser transporter par le caractère flottant du récit, qui repose moins sur des faits concrets que sur le plaisir du texte, de la musique, des couleurs, et des mouvements. C’est parce qu’elle s’attache aux sensations visuelles et tactiles plus qu’aux situations que la réalisatrice parvient à entrer en résonance avec le vécu du spectateur, qui retrouve au cœur du film des émotions familières : le vide laissé par la perte ou l’abandon, la nostalgie des moments heureux, les réminiscences du bonheur passé. On touche là au cœur du cinéma de Sofia El Khyari, poétique et introspectif, qui déploie un univers sensoriel pur, dans lequel s’exprime ce que l’on arrive à ressentir, mais que l’on ne parvient pas à dire de manière claire.

Pour porter ces émotions, la réalisatrice recourt à une animation vibrante et à une esthétique délicate qui est sans cesse dans la retenue, pour ne pas dire le dépouillement. Le travail des couleurs, par toutes petites touches au milieu des camaïeux de gris, de noir et de blanc, privilégie ainsi l’implicite et le mystère, tandis que les cadres, majoritairement épurés, renforcent l’impression d’isolement du personnage. De la même manière, le processus de fabrication à la fois artisanal et reposant sur le principe de l’expérimentation formelle permet de jouer sur la dimension haptique des images. En apposant sur certaines d’entre elles des empreintes de doigts ou de lèvres, Sofia el Khyari poursuit le dialogue entre le corps des animatrices et le papier, créant un effet de matière qui transcende la dimension sensorielle de l’œuvre. Une œuvre dans laquelle elle met décidément beaucoup d’elle-même, puisque c’est sa voix, chaude et profonde, restituant pleinement la musicalité des mots, qui interprète le court texte poétique qui sert de contrepoint aux images, en alternance avec la sublime musique composée par Widad Brocos et Khalil Epi.

On a le sentiment, à la vision de L’ombre des papillons, que le film s’adresse à nous sans intermédiaire, comme s’il nous parlait de cœur à cœur, chaque ligne visuelle et mélodique venant directement se connecter avec l’un ou l’autre de nos sens, sans avoir besoin de recourir à la pensée verbale ou rationnelle. C’est ainsi qu’il trouve sa voix – sa voie – et surtout sa tonalité unique et singulière.

Marie-Pauline Mollaret

Réalisation et scénario : Sofia El Khyari. Image : Nadine Buss. Montage : Philippe Baranzini. Son : Vincent Barcelo. Musique originale : Widad Brocos et Khalil Epi. Voix : Sofia El Khyari. Production : Am Stram Gram.