Livres et revues 07/12/2016

Le cinéma, art subversif

Les éditions Capricci rééditent ce livre culte publié au début des années. Après avoir lu ce livre, dit Albert Serra, personne ne pourra plus supporter comme avant un film normal.

Autant l’avouer d’emblée, nous ignorions tout de ce livre d’Amos Vogel, qualifié de-ci de-là de livre culte, avant que Capricci prenne l’heureuse initiative de le rééditer. Le cinéma, art subversif date de 1974 (1977 pour la première publication en français) et quand on lit “les films de Godard dernière manière” (p. 131), il faut ainsi entendre les “années Mao”. Les fréquentes allusions aux réflexions d’Alain Robbe-Grillet, pape du Nouveau Roman qu’on ne cite plus guère aujourd’hui, constituent d’autres marques d’un temps où, à la place déterminante du cinéma dans les imaginaires et l’espace culturel, correspondaient l’émergence de voies subversives portées par des foyers de résistances et des horizons utopiques. Amos Vogel dresse une cartographie de toutes ces expressions qui s’opposent au cinéma qu’on pouvait alors qualifier de “dominant”, qualificatif à la fois pertinent – le “narratif-représentatif-institutionnel” existe – et trompeur – les œuvres mainstream recèlent parfois des nuances et des subtilités qui en constituent la richesse et font parfois défaut à un cinéma qui s’affiche frontalement “contre”.

Du reste, si Vogel prend beaucoup en compte les films expérimentaux, sa démarche ne s’y cantonne pas et repère le sel de la subversion dans le cinéma révolutionnaire soviétique, le burlesque, le cinéma de Jancsó, les premiers films de Herzog, Forman, Chytilova, Oshima, Cassavetes pour ne citer que les noms les plus connus. On croise aussi Le genou de Claire (Rohmer), Orange mécanique (Kubrick), Persona (Bergman). Plus étrangement, un chapitre est consacré à “L’atroce poésie du cinéma nazi” : “C’est précisément, écrit Vogel, dans la mesure où elle fait appel à des éléments inconscients et où elle orchestre de manière magistrale des données cinématographiques et psychologiques que la cauchemardesque incantation du Triomphe de la volonté mérite d’être classée parmi les chefs-d’œuvre profondément subversifs, profondément dangereux du cinéma visuel.

L’ouvrage est, en effet, articulé par chapitres, lesquels recensent les ressorts et motifs de la subversion : la remise en question de la représentation du temps, de l’espace, du récit ; la déstructuration du montage ; les cinémas politiquement révolutionnaires ; les films qui se confrontent aux tabous visuels (le sexe, la mort, l’homosexualité…). Après une introduction plus ou moins longue, chaque partie déploie une palette de films analysés et largement illustrés. Là, réside le principal intérêt de l’ouvrage, un voyage au milieu de galaxies méconnues, tout un autre cinéma dont Vogel nous fait découvrir les multiples éclats. Et dans cette profusion inouïe, les courts métrages – preuve s’il en faut de la diversité qui anime ce champ – y occupent une place de choix. On passe de découverte en découverte, qui toutes donnent furieusement envie de voir ces films, quand on ne les connaît pas, souhait parfois exaucé au prix de quelques recherches sur la Toile. Parmi ceux-ci : The Lead Shoes, “cauchemar obsédant, hypnotique” de Sidney Peterson (1949), The Running, Jumping and Standing Still Film (1959), pochade burlesque et surréaliste signée Richard Lester et Peter Sellers, Fuses, poème érotique de Carolee Scheemann (1964-1967).

Les limites temporelles d’un livre des années 1970 ne doivent en teinter la lecture de nostalgie. La plupart des valeurs, des modes d’expression décrits conservent toute leur pertinence et le livre de Vogel peut faire office de vigie comme le suggère Albert Serra, dans sa préface : “Après avoir lu ce livre, personne ne pourra plus supporter comme avant un film normal. […] Aucun créateur ne peut lire ce livre sans sentir la nécessité et l’obligation d’être à la hauteur du regard que Vogel aurait pu poser sur nous s’il était encore en vie, et d’en être digne…

Il peut aussi donner envie de poursuivre ce travail, de rester particulièrement attentif aux œuvres qui, aujourd’hui, demeurent subversives. Vogel est mort en 2012. On cherche un(e) volontaire pour esquisser, selon des lignes de force à déterminer, la cartographie de cet art subversif tel qu’il s’est poursuivi depuis les années 1980.

Jacques Kermabon

Amos Vogel, Le cinéma, art subversif, Capricci, 2016, 29 euros.