Festivals 19/06/2018

Quatre jours à Annecy

L’édition 2018 du Festival du film d’animation d’Annecy a délivré son palmarès le 16 juin dernier. Nous y avons passé quatre jours, avec une attention particulière pour la sélection des courts métrages.

Un des charmes du cinéma d’animation est que, quelle que soit la matière animée, l’univers déployé nous apparaît, dans le même mouvement, à la fois d’un total artifice et d’une troublante crédibilité. On ne sait d’ailleurs pas toujours identifier les supports utilisés dès lors qu’un réalisateur s’empare de matériaux moins balisés dans le champ de l’image par image. Comment ainsi ne pas être saisi par Bloeistraat 11, de Nienke Deutz, dans lequel les êtres vivants, en particulier les deux adolescentes pré-pubères au centre de cette chronique qu’on imagine estivale, sont dessinés légèrement sur leurs silhouettes découpées dans une matière plate et translucide, une sorte de plexiglas peu rigide, et se meuvent dans des décors qui oscillent entre ce qu’on identifie comme du carton-pâte et des objets miniatures (serviettes, meubles…) d’un réalisme confondant. La maison, où se déroulent leurs jeux complices, est à géométrie variable et affirme son statut de décor posé sur l’espace vide d’un studio. Mais étrangement, par l’entremise du réalisme des sons, des situations et une représentation – à la fois symbolique et concrète – du flux sanguin sous forme de taches et de poches vibrantes, nous projetons, sur cet univers artificiel, des émotions, des douleurs physiques, du désir, toute une petite musique de rituels initiatiques.

Le hasard a voulu que Bloeistraat 11, premier film découvert lors de notre périple annécien, obtienne le Cristal du court métrage, soit la plus haute distinction de cette catégorie. Mais les autres films du programme 3 dans lequel il s’insérait ne déméritaient pas. Simplement, néophyte des us et coutumes du Festival du film d’animation d’Annecy, nous ignorions qu’il valait mieux éviter les salles Pathé pour apprécier les séances de courts métrages. Dans ce complexe commercial, les films, souvent denses et captivants, se suivent les uns derrière les autres sans que la salle soit rallumée et nous imposent, en direct, des réglages, des striures de couleurs, qui ne sont pas sans affecter notre perception. Le blanc immaculé de III, de Marta Pajek, déjà sélectionné à Cannes, et qui suivait, dans ce programme, le film de Nienke Deutz, fut ainsi parasité par une fourmillement diffus de taches rougeâtres et de zébrures vertes pâles. Et puis, à peine le dernier film du programme achevé, retentissait une musique de fond brésilienne – aux couleurs du pays honoré, le geste est louable –, de quoi rendre allergique les plus sincères admirateurs de Gilberto Gil, Chico Buarque ou Carlos Jobim !

Trailer de III de Marta Pajek.

Nous l’avons compris trop tard, mieux vaut s’organiser pour voir les courts métrages au Théâtre Bonlieu, aux conditions de projections bien plus respectueuses des œuvres et de leurs spectateurs.

Le Festival d’Annecy ne se résume pas à ses compétitions “courts métrages”, films de fin d’études, films de commande, perspectives, off-limits, mais célèbre tout un secteur en expansion où se côtoient art et industrie, rencontres professionnelles et public fourni de passionnés, le meilleur de l’animation au présent et l’essentiel de ce qui va advenir à travers une série de works in progress. Mais c’est sans doute à travers les œuvres courtes, bien plus nombreuses et aux enjeux assez éloignés des contraintes commerciales, que peut s’exposer avec plus de clarté la politique éditoriale du festival, conduite par Marcel Jean, son directeur artistique depuis 2012.

Une sélection doit-elle être à l’image de l’éclectisme de la production ou affirmer des choix ? Il semblerait que le pari de cette deuxième option ait porté ses fruits ; la fréquentation connaît une croissance régulière (une augmentation des accrédités de 17 % depuis l’an passé). Les films choisis dessinent un territoire qui explore, invente, surprend et considère que le cinéma d’animation s’adresse (aussi) à un public adulte. Les franches comédies y étant rares, l’excellent Animal Behaviour, d’Alison Snowden et David Fine (toujours dans le programme n°3), faisait office de joyeuse récréation. Ce film canadien, qui met en scène différents animaux (inépuisable ressort du cartoon) dans un pastiche de thérapie de groupe, où les blocages psychologiques de chacun sont liés à leur particularité animale, se révèle irrésistible.

Animal Behaviour, d’Alison Snowden et David Fine.

À côté de cette franche comédie, on trouvait les virgules, le plus souvent drôles, de John Morena qui ponctuaient chacun des programmes de courts métrages. Matérialisation visuelle par des lignes blanches sur fond noir de rires et autres bruits de bouche (String of Sound), considérations à propos de l’érection masculine sur des images d’armes à feu (Dicks), symphonie brève d’une ville avec orage et éclats de couleurs (Home : A Portrait of New York, dans la section off-limits)… offraient une sélection des films d’environ une minute, que ce réalisateur américain avait décidé de réaliser, en 2017, à raison d’un par semaine, en explorant différentes techniques d’animation. On peut se faire une idée plus précise du projet ici ou le suivre sur Instagram.

Finalement, on se rend compte que la tonalité sombre des programmes, telle qu’elle est reprochée par certains festivaliers, n’est qu’un trompe-l’œil, alimenté peut-être par l’association encore bien tenace entre cinéma d’animation et divertissement. L’humour peut être noir, comme l’adaptation de la bande dessinée de Winshluss, Welcome to the Death Club, par lui-même et Denis Walgenwitz sous le titre La Mort, père & fils, remarqué à L’étrange festival, puis à Clermont-Ferrand, où l'on redécouvre que l’enfer peut être pavé de bonnes intentions. Le film est par ailleurs au catalogue de L’Extra Court.

Le regard est encore plus sombre chez Steve Cutts qui, après Man (2012), portrait d’une humanité fière d’avoir dévasté sa planète, s’en prend, dans Happiness, aux mirages de la société de consommation à travers une communauté de rats prise au piège des sirènes de la publicité, d’une urbanisation frénétique et aliénée par le travail. On rit jaune...

Happiness, de Steve Cutts, 4 min.

Humour noir et rire jaune avec Ce magnifique gâteau !, découvert à Cannes et présenté à Annecy en séance spéciale, la nouvelle petite merveille d’Emma De Swaef et Marc James Roels, les réalisateurs de Oh Willy… (2012), avec leurs personnages duveteux, et qui ici, en quelques chapitres où la bêtise et l’absurde le disputent à la cruauté, égrènent des pages de la colonisation du Congo par la Belgique. On se répartit l’Afrique, vécue comme son jardin personnel par un souverain capricieux comme un enfant gâté, sans rien voir ni rien comprendre des autochtones pygmées et en semant la mort en toute inconscience. Citons encore Chris Marker et sa définition de l’humour comme la politesse du désespoir.

On peut aussi sourire en couleurs vives avec le très sexuel et iconoclaste Cyclistes, de Veljko Popović, aux figures inspirées des travaux de Vasko Lipovac. Des coureurs cyclistes rêvent d’une récompense féminine bien en chair aperçue à une fenêtre tandis que les officiels déambulent littéralement sans culotte.

Sculpture et peinture de Vasko Lipovac.


Cyclistes, de Veljko Popović, 7 min, visible sur le site d’Arte jusqu’au 13 décembre 2019.

Finalement, les raisons de rire n’ont pas manqué dans la sélection des courts métrages 2018. On aurait tout autant pu porter l’accent sur bien d’autres dimensions de cette riche programmation annécienne sans en épuiser tous les ressorts. Parmi les œuvres marquantes, difficile de ne pas signaler La chute, inspiré de Dante et habité par le souvenir de l’univers de Jérôme Bosch, une représentation de l’enfer d’une richesse visuelle toute en boucles vertigineuses, insaisissable et démultipliée par la partition envoutante de Daniele Ghisi. Découvert à la Semaine de la critique ce nouveau film de Boris Labbé (Rhizome, 2015) n’a pas fini de faire parler de lui.

Trailer de La chute.

On trouvera le détail de tous les prix décernés à Annecy ici.

Jacques Kermabon

 

La bande-annonce du festival diffusée avant chaque projection.

 

Pour mémoire : Man, de Steve Cutts, 2012, 3 min 37.

 

Pour mémoire : Oh Willy…, d’Emma De Swaef et Marc James Roels, 2012, 16 min 42.