En salles 24/08/2018

“Caniba” : à la rencontre du monstre...

En salles cette semaine, le nouveau documentaire des cinéastes et anthropologues Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor pose des questions de cinéma assez cruciales.

Personne n'a oublié ce fait divers des plus sordides où un étudiant japonais à Paris avait, en 1981, tué et dévoré sa petite amie néerlandaise rencontrée à la Sorbonne. Issei Sagawa, c'est son nom, avait été condamné, mais rapidement extradé vers son pays d'origine, où il vit toujours paisiblement, et en liberté, presque quarante ans après. Il a même toujours exploité son atroce crime, en tirant à la fois subsides et célébrité. Signalons aussi que le sujet a inspiré plusieurs films de divers formats, notamment le légendaire court métrage Adoration d'Olivier Smolders en 1986, dans un noir et blanc léché et prétendant compiler des images d'archives filmées par le cannibale lui-même, au long de la macabre soirée de son forfait. Plus récemment, le moyen métrage Issei de Christophe Nanga-Oly (2016), produit par les Films du Bélier, s'inspirait d'un aspect inattendu de la personnalité et de l'itinéraire du monstre, au sein de l'industrie nippone de films pornographiques. 

Pas la peine de faire un dessin pour souligner que le duo Véréna Pavel-Lucien Castaing-Taylor, auteurs du remarqué Leviathan il y a quelques années, marchait sur des œufs en choisissant un tel motif et un tel individu, plus que sulfureux, leur parti pris étant d'aller carrément à sa rencontre, chez lui, en banlieue tokyoïte, alors qu'il est mal en point, diabétique et cloué à son fauteuil après un AVC, son frère Jun jouant les infirmiers à ses côtés. Comment filmer quiconque s'est livré à un acte aussi indicible, lié à l'un des tabous ultimes des sociétés contemporaines ? Quelle distance installer avec lui, tant métaphoriquement que de façon très concrète ? Comment éviter toute fascination de la part du spectateur et lui faire au contraire ressentir toute la monstruosité du personnage, sans complaisance ni charge excessive ? L'approche d'artistes plasticiens des documentaristes est souvent radicale dans Caniba, au fil de gros, voire de très gros plans, longs et se floutant parfois, au point que l'œil ne sait plus forcément ce qu'il voit, le visage de Sagawa devenant une abstraction finalement cauchemardesque, épouvantable au sens littéral...

La démarche s'enrichit d'irrutions imprévues dans la narration en mouvement, comme la découverte d'un manga dessiné par le meurtrier sur les horreurs qu'il a commises, ou celle des perversions qui marquent le comportement de son frère, ouvrant une dimension psychanalytique imprévue sur leur ascendance et le poids qu'elle occupe dans ce qui a pu survenir...

Parfois éprouvante, l'expérience questionne en tout cas précisément le statut même de l'image, d'un point de vue moral, en respectant d'abord celui qui regarde, même lorsque c'est un monstre qui lui est donné à voir – ce qui rejoint, sur un tout autre rendu visuel, les recherches d'un Schroeder sur sa trilogie documentaire tournée vers des figures du “Mal”, Le vénérable W. en dernier lieu, en 2016. Clivant, sans doute, mais passionnant dans sa capacité à sortir chacun de sa zone de confort, c'est bien le moins qu'on puisse dire.

Christophe Chauville