DVD 07/02/2018

Peter Kubelka ou le goût indéfectible pour la matière

Martina Kudláček a voulu cerner, sur près de quatre heures, l’aspect protéiforme de la personnalité de Peter Kubelka (né en 1934), connu surtout comme cinéaste (expérimental) et militant de la cause, mais qui est également musicien, théoricien, architecte, cuisinier et… professeur de cuisine dans un département universitaire qu’il a lui-même créé.

La réalisatrice a dû, pour réaliser Fragments of Kubelka, se plier à un grand nombre d’exigences : pas de musique de fond, pas de sous-titres qui trahiraient la pensée de Kubelka (photo ci-dessus) et pas de reproduction des films en format numérique. Ces difficultés sont grandement contournées ; Kubelka parle lentement, de manière posée, avec insistance, un léger accent et un choix limité de mots, ce qui rend aisée la compréhension du film même par celui qui maîtriserait peu l’anglais. Selon les films, on voit des extraits projetés avec le cinéaste devant l’écran, ou sur son visage. L’artiste se montre plus pédagogue avec ses films non-métriques (qu’il théorise comme “métaphoriques”) : Unsere Afrikareise (1966) et Pause ! (1977) dont il montre de larges extraits sur sa visionneuse.

En 1960, Kubelka réalise Arnulf Rainer, en hommage au peintre et actionniste autrichien du même nom. Ce film marque indélébilement l’histoire du cinéma expérimental ; par une alternance modulée de photogrammes noirs et de photogrammes blancs, composée d’une manière très rigoureuse, et que l’auteur monte sur des planches et expose sur des cimaises par ailleurs, Kubelka réalise le premier flicker film (film de clignotements) de l’histoire du cinéma (expérimental).

Le vétéran précise à la fin du second DVD qu’“on ne peut tout exprimer par une seule discipline. Toute discipline est seulement un segment de langage”. D’où ses multiples activités.

La fin du premier DVD et le début du second s’avèrent capitaux pour le cinéphile. Kubelka aborde son film le plus ambitieux, Unsere Afrikareise (1961-1966), une sorte d’essai complexe et polyphonique. Il monte pendant cinq ans plus de dix heures d’images sur un safari en Afrique (à l’origine une commande) en suivant de nombreuses lignes métaphoriques, rythmiques et chromatiques (et non une seule comme c’était le cas jusque-là). Ce film possède une dimension anthropologique et essayiste certaine. Entrant dans le processus d’un cinéma complexe, celui de la déconstruction, le pionnier ne réitère pas cet exploit, car il se veut un éternel débutant. Il aurait pu poursuive sur la voie réflexive et rejoindre un Chris Marker ou, sur le versant expérimental multiforme, Peter Tscherkassky. 

On est ébloui par cet homme qui n’a pas dévié d’un iota sa pensée depuis soixante ans. Enfant, il voit Le grand roi de Veit Harlan (1942), une lourde biographie de Frédéric II, et il prend le film de fiction en grippe. Il ne faudrait pas critiquer Peter Kubelka sur ces positions maximalistes en ce domaine, mais prendre seulement ce qui nous fascine, son goût pour la matérialité des choses ; un film, pour lui, c’est une suite d’images et de sons, mais aussi une matière qu’il aime toucher, tordre et couper, comme le sculpteur la pierre ou la glaise.

Raphaël Bassan

En avril et mai 2018, 150 des 300 films que Peter Kubelka a programmés en 1977 à l’ouverture du Centre Pompidou, sous le titre Une histoire du cinéma, seront montrés, au même endroit, avec une réédition mise à jour de son catalogue.

 

Martina Kudláček, Fragments of Kubelka
2 DVD, Autriche, version anglaise non sous-titrée, 
Edition Filmmuseum 85, 2012, 29,95 euros.