DVD 08/06/2017

Avant-garde et catharsis

Le documentaire consacré à Paul Sharits par le cinéaste expérimental québecois François Miron est sorti en salles en mai 2017 et sera disponible en DVD à partir du 10 août. 

Le film du cinéaste canadien François Miron, Paul Sharits, est le premier documentaire de long métrage consacré au cinéaste d’avant-garde américain mort à cinquante ans (1943-1993). Les critiques, cinéastes et historiens, Howard Guttenplan (directeur du Millenium Film Journal), Bruce Elder, Pip Chodorov, MM Serra (responsable de la Film-Makers’ Cooperative de New York), la vidéaste Steina Vasulka ou encore la théoricienne Annette Michelson brossent un portrait en mosaïque de Sharits qui transcende le domaine exclusif de l’art pour éclairer la biographie, placée sous le signe de l’angoisse et de la crainte de la folie (sa mère se suicide en 1965), lui-même naît aveugle et retrouve miraculeusement la vue. Les témoignages divers et croisés, l’utilisation d’images rares d’archives sur le travail de Sharits, sa vie privée, mais aussi sur ses déboires professionnels (il est exclu de l’université où il enseignait) ou psychiques éclairent d’un jour troublant des films comme T, O, U, C, H, I, N, G (1968) ou Epileptic Seizure Comparison (1976).

C’est en 1962, à la découverte de Dog Star Man (1961) de Stan Brakhage que le jeune homme décide de devenir cinéaste. Jusqu’en 1965, il tourne des films impressionnistes qu’il détruira par la suite ; il ne reste aujourd’hui que Wintercourse (1962) pour témoigner de cette période. Reconnu comme une figure majeure du cinéma structurel (courant qui utilise les potentialités mêmes du matériau film : grain, boucle, photogramme, défilement de la pellicule) comme stade final de la création et non comme intermédiaire vers l’illusionnisme et la fiction.

De Razor Blades (1965) à Inferential Current (1971), Sharits devient un des pionniers du flicker-film (film à clignotements obtenu par l’utilisation métrique de photogrammes montés image par image ou groupes d’images) qui crée des pulsations permanentes à la vision des films. Stephen Gallagher, ami de l’artiste, explique la genèse de ce mouvement lancé par l’Autrichien Peter Kubelka à la fin des années 1950 (mais uniquement en noir et blanc). Le musicien Tony Conrad (auteur de The Flicker, 1965-1966) et Paul Sharits travaillent sur ce concept sans s’être rencontrés ni connaître leurs travaux. Dans le documentaire, Tony Conrad avoue la surprise et le choc qu’il éprouva à la découverte des œuvres de Sharits qui ne se contentaient pas de monter métriquement les photogrammes, mais qui en complexifiait la portée. En ce sens, ses films ne visaient pas la prouesse technique, mais mettaient au point un langage complexe, le seul apte à témoigner des angoisses de l’auteur.

Dans T, O, U, C, H, I, N, G, des photogrammes en couleurs d’un homme dévêtu alternent avec des images en négatif et positif de tous les motifs en présence, y compris la surface de l’écran. Dans une des images récurrentes, la langue du sujet est sur le point d’être sectionnée par des ciseaux, dans une autre une femme lui griffe le visage à répétition, alors que s’épellent les lettres du titre, d’autres photogrammes de l’opération d’un œil ou des images de coït se superposent aux précédentes créant, par la densité des vibrations audiovisuelles (pas un millimètre de l’écran n’est au repos, cela pulse de partout) ; un film particulièrement agressif. La bande-son minimaliste et répétitive est composée du seul mot « destroy », répété en boucle.

Après divers travaux sur le défilement du ruban photographique, des œuvres plastiques à base de photogrammes (Frozen Film Frame), Sharits revient au flicker dans le très troublant Epileptic Seizure Comparison composé de trois éléments centraux qui se chevauchent et s’interpénètrent : le filmage en noir et blanc de la crise d’épilepsie
de deux malades, une succession de plans de couleurs vives qui pulsent et le mélange des deux ; l’agressivité des patients en crise se voit dédoublée par les pulsations rapides des couleurs et la bande-son où se croisent crissements matériels, technologiques et râles.

Si le documentaire de François Miron brosse les enjeux artistiques de l’époque, au niveau cinématographique, pictural ou musical (les interventions de la curatrice Chrissie Iles sont exceptionnelles), il s’attache surtout
à cette figure singulière de l’avant-garde cinématographique qui, par sa violence formelle, se détache tant des films panthéistes de Stan Brakhage que des journaux filmés de Jonas Mekas. On sait, désormais, avec le recul, que le New American Cinema n’était pas tant (au niveau esthétique) un courant, mais un tremplin pour l’expression
de personnalités hors normes de l’art contemporain.

Raphaël Bassan 

Paul Sharits de François Miron, DVD, Re:Voir, 19,90 euros.

Ce texte est extrait du numéro 121 de Bref.