Cahier critique 30/04/2018

“Surveiller les tortues” d’Inès Rabadan

Esther et André se font licencier d’une usine de poissons surgelés. On leur propose des vacances dans une somptueuse villa. Des vacances ? C’est en tout cas ce que les tortues vont leur inspirer.

Ils n'ont rien fait”, c'est ainsi que sont crédités Brigitte Dedry et Arno Hintjens au générique de fin de Surveiller les tortues. On ne pouvait rêver meilleure formule pour un film dont le titre même suggère à merveille le calme et la douce sérénité dont il est empreint. 

Avec sa dramatisation quasiment nulle (“Un film à zéro degré” nous avertit un carton pendant le générique), le hiératisme de ses deux personnages principaux (mention spéciale au chanteur Arno qui n'a qu'à être là pour emplir l'écran de sa présence magnétique) et ses très rares dialogues, Surveiller les tortues est un court métrage où – disons le tout net – il ne se passe pratiquement rien. Pourtant, le début du film marque un tournant décisif dans les tristes vies d'Esther et André. Tous deux travaillaient dans la même usine de poissons surgelés sans se connaître et se retrouvent licenciés le même jour. Dans un élan de sympathie, le patron d'André lui a proposé un petit boulot : garder la maison bourgeoise d'un collègue pendant les vacances. Avec un sens de l'ellipse étonnant (à la rencontre à la sortie de l'usine succède directement l'arrivée à la villa), Esther et André sont accueillis à la campagne par un couple dont la condescendance n'a d'égale que la suffisance. L'homme explique fièrement au pauvre André que ses employés sont formidables et que lui­-même “travaille comme quatre”. Et à Esther qui vient d'être licenciée, la femme se plaint que la préparation du voyage l'ait épuisée. Tout en lui donnant les dernières recommandations – quand elle lui dit qu'elle peut se servir dans le placard, qu'elle n'a pas compté la quantité de nourriture – des petites phrases trahissent cette condescendance qu'elle croit dissimuler ( “Soyez gentille, sortez les glaçons”) en lui parlant sur un ton amical (“Esther, ça va être bien, hein, votre petit séjour…”) ou en lui offrant une robe que, de toute manière, elle ne portera plus. 

Conditionnés au travail, Esther et André commencent naturellement à faire la vaisselle ou à passer la tondeuse, dans une distribution des rôles sans surprise. Puis un vent de liberté s'introduit dans la mise en scène et la machinerie du déterminisme social se grippe. Esther s'interrompt, André arrête la tondeuse. Le plan suivant s'attarde longuement sur le rebord de l'évier, sur les gants laissés à l'abandon. Aux gestes mécaniques du travail succèdent alors des moments de calme, des scènes où Inès Rabadan semble n'avoir d'autre souci que de laisser passer le temps devant l'objectif de sa caméra. Alors qu'à l'usine la métonymie entre l'ouvrier et machine paraissait évidente (voir les gestes mécaniques d'Esther regroupant les carrés de poisson et sa manière de lacer ses chaussures comme elle l'avait sans doute fait des milliers de fois dans le vestiaire), la réalisatrice offre à ses personnages une liberté dont ils n'avaient jamais pu jouir, dont ils n'avaient peut-être même pas connaissance. En refaisant machinalement les gestes du travail, tandis que, en une pertinente utilisation du son off, reviennent dans sa tête les bruits de l'usine, Esther se rendra compte de la futilité qui la faisait supporter ça (“J'étais sûre que j'étais la seule à faire ça aussi vite”). Les deux héros, seuls dans une spacieuse villa à l'architecture inhumaine, peuvent alors goûter aux joies du farniente, se perdre dans la contemplation des nuages, des étoiles et observer ces tortues dont l'économie de gestes et la lenteur leur sont si douces. 

Éloge de la paresse, Surveiller les tortues, au son d'une chanson désuète des Mamas & Papas (“Monday Monday” au titre évocateur), réussit à faire passer un sentiment de plénitude retrouvée, de calme et de bonheur discret, apaisant. En ce sens, le film d'Inès Rabadan pourrait bien être le meilleur antidote au terrible constat d'aliénation sociale dressé par Jean-Marc Moutout dans Électrons statiques. Une respiration bienvenue, sereine et optimiste.

Stéphane Kahn

Article paru dans Bref n°41 (1999).

Réalisation et scénario: Inès Rabadan. Image: Philip Van Volsem. Montage: Inès Rabadan et Daniel Staff. Musique:  Nathalie Wathelet, Anne Franssen et Mamas & Papas. Décors: Sophie Dubuisson. Son: Olivier Hespel, Fred Meert et Franco Piscopo. Interprétation: Brigitte Dedry, Arno Hintjens, Stéphane Excoffier, John Dobrynine, Sylviane Ramboux et Hans Eriksen. Production: Need Productions (Belgique).