Cahier critique 21/08/2018

“Décroche” de Manuel Schapira

Habitué du festival clermontois, Manuel Schapira a, par ailleurs, reçu l’Ours d’argent à la Berlinale 2007 pour ce film. 

Il y avait un tas de personnes et personne marchait dans le même sens” chante Grand Corps Malade dans “Rencontres”, morceau qu'on entend au générique de Décroche,et slameur qui fait une apparition dans le film. Cette phrase semble faire écho aux premières images de ce court métrage de Manuel Schapira, couronné de l'Ours d'argent à Berlin en 2007. À chaque nouveau plan, des passants marchent en effet dans des directions opposées, chacun isolé. Mais une personne reste bien toujours à la même place, celle qui les regarde depuis sa fenêtre, Léa, jeune femme qui ne sort plus de son appartement pour appeler jour et nuit la cabine téléphonique face à son immeuble, quand elle voit un homme, plaisant ou pas, passer devant. Voilà tout ce qui est la ville, le monde pour elle.

Que fait-elle dans sa vie, pourquoi joue-t-elle ainsi ? On se le demande. Mais très vite, le dispositif du film, quoi qu'artificiel, est accepté. Il est répétitif, mais non pas figé, chaque homme qui décroche se révélant avoir une réaction différente. Néanmoins, le problème est avant tout qu'il décroche, et si cela arrive enfin, il lui faut être à la hauteur de cette conversation que Léa impose alors presque comme une épreuve. Comme elle le dit, la prendre pour une folle, ce serait faire montre d'un grave manque d'imagination. Les hommes se laissent donc prendre au jeu, particulièrement excités par cette situation, où la femme peut les voir alors qu'ils se trouvent plutôt désarmés, dans le noir, mais émoustillés par cette voix fragile qui semble chercher de la compagnie.

Mais le propos du film va plus loin que ces scénettes comiques, où Léa peut à sa guise inverser les rôles établis entre homme et femme, et se faire maîtresse d'une réalité, assez limitée, par l'imagination. Quand un nouvel inconnu répond comme il le faut à ses exigences et même les déjoue, la situation devient en effet sérieuse. La rue n'est plus le lieu du hasard et du passager. Au milieu de tous ceux qui marchent vers toutes sortes de directions, deux s'arrêtent et “s'accrochent” par la voix et les mots. Se pose alors la question de savoir comment faire exister et rendre concret un rapport virtuel qui a pu fonctionner si rapidement et efficacement, justement parce que le téléphone n'exigeait pas de le penser comme réel. Pour une rencontre véritable qui dure, il faut que le dehors, le corps, le physique, l'instinct aient une place. À voir si Léa, qui devient alors presque abstraite, à l'image d'un certain état de notre société, est prête à leur laisser cette place.

Léocadie Handke

Réalisation et scénario : Manuel Schapira. Image : Javier Ruiz et Antoine Monod. Montage : Nathalie Langlade et Samuel Danesi. Musique : Grand Corps Malade. Son : Pierre Dachery. Interprétation : Laetitia Spigarelli, Jacky Ido, Lucia Sanchez et Fabien Marsaud (aka Grand Corps Malade). Production : Époque Films.