Cahier critique 12/04/2018

“Beau comme un camion” d’Antony Cordier

À l’occasion de la sortie de sa comédie de remariage, “Gaspard va au mariage”, découvrez ce documentaire d’Antony Cordier sur sa propre famille et son rapport au travail.

Le film d’Antony Cordier est construit autour d'un dispositif documentaire simple : je filme ma famille qui est une famille d'ouvriers. Les motifs de son enquête sont apparemment la volonté de découvrir pourquoi, de père en fils, tout le monde est ouvrier, pourquoi le “je” à l'œuvre dans le film n'est pas un ouvrier, et quelle est la portée du travail manuel sur la vie de sa famille. Mais plus profondément, ce film est un film de famille, une quête de soi et de sa propre mémoire par l'analyse filmée de ses conditions d'existence, ce qui lui confère une dimension critique et auto­-analytique. Le film étant structuré en trois parties – “il n'y a pas de feignants dans la famille”, “il ne faut pas faire ouvrier” et “le verre à moitié vide” –, on serait tenté de le qualifier d'un peu scolaire, un peu “dissertatoire”, s'il ne cachait une véritable force dans la dissection des rapports familiaux et humains.

La main à plume vaut la main à charrue”. L'injonction rimbaldienne vaut pour ce film qui s'ouvre sur une main d'ouvrier, abîmée, craquelée, travaillée, qui montre des corps usés par la rudesse de leurs conditions de travail, des corps filmés par la main de celui qui s'abîme à leur rendre leur propre mémoire.

La grand-mère maternelle appartient à l'ancienne génération ouvrière qui considérait qu'il était meilleur de travailler le plus tôt possible pour “avoir une place chez un patron”, et ainsi remplir la fonction sociale légitime qu'on était en droit d'exiger de sa condition. La mère d'Antony Cordier, si elle a dû supporter les contraintes du travail manuel depuis son plus jeune âge, a au contraire permis que soit possible pour l'un de ses deux fils une ouverture à un autre monde, celui des livres et celui de l'esprit. Un premier décalage s'est instauré dans la condition ouvrière d'une même famille en une génération, sans doute grâce à l'ouverture d'esprit d'une mère, peut-être frustrée elle­-même qu'on ne lui ait pas laissé le choix. La dernière génération est celle du filmeur, Antony Cordier, qui est “sorti de son milieu”, comme il est d'usage de dire – sa mère conteste d'ailleurs ce terme qui semble exprimer une forme de rejet. La question reste donc de savoir pourquoi le réalisateur a pu faire des études de philosophie, puis de cinéma, alors que son frère n'a pu réussir sa scolarité, ce qui l'a amené à travailler au rayon fruits et légumes d'un supermarché. La réponse apportée renvoie à la solitude de la jeunesse d'Antony qui lui a permis de travailler au lieu de traîner en bandes avec ses copains.

Tout documentaire est tributaire de la forme du récit qu'on lui assigne. Or toute enquête sur soi renvoie à la fiction de son moi ou de la représentation que l'on s'en fait, c'est ce trouble que l'on ressent tout au long du film, lorsque, insidieusement, l'enquête sociologique se double d'une enquête intime, autobiographique, presque psychanalytique. Plusieurs scènes témoignent du miroir que tend le réalisateur à son propre frère tout en le tenant face à lui-même : lorsque son frère manifeste le désir de se faire raser la tête pour lui ressembler, lorsque, un peu cruellement, il le prend en photo en train d'essayer de lire une phrase de Proust ou bien encore dans les jeux de rugby avec le jeune Marvin, le fils de son frère. Outre la troublante ressemblance physique, les attitudes filmées au cours du film sont presque interchangeables si bien que la différenciation culmine par la distance seule qu'instaure la voix off avec un beau texte simple et précis.

La réflexivité sur sa propre famille et sur sa propre existence généalogique par rapport à elle ne serait rien sans la grande acuité du regard du cinéaste. La séquence avec le père de famille, routier de profession et qui se lève à deux heures du matin pour aller travailler, résume presque sa vie par le simple regard sur un calendrier : il tourne les pages qui figurent les progrès sociaux à travers le siècle (congés payés... ) jusqu'au XXe siècle où l'image montre la planète Terre en forme de voiture à hélice dans laquelle se trouve une famille en route vers la Lune que l'on aperçoit avec un palmier et une plage de sable fin. L'ironie mordante de cette image donne tout son sens à l'entreprise critique de la structure familiale faite par Antony Cordier qui serait vaine si elle n'aboutissait pas à la compréhension par son auteur de sa filiation acceptée et de son goût, à lui aussi, pour les beaux camions.

Hugo Bélit

Article paru dans Bref no 45 (2000).

Scénario, réalisation, photo et montage : Antony Cordier. Son : François Méreu. Production : La Fémis.