Web et TV 15/06/2021

“Elle est où la dame ?” d’Antoine Chappey

Antoine prépare l’enterrement de sa mère. Il a de la chance, tout le monde lui veut du bien. Mais il n’est pas vraiment là. Il s’absente, il s’esquive. Il s’endort même de temps en temps.

C’est le film étrange d’un acteur discret que l’on regarde s’absenter. Un objet paradoxal qui voudrait se faire oublier. Un comédien que l’on aime beaucoup qui nous rappellerait, par le truchement d’un film, qu’on ne le voit plus assez. Et que c’est peut-être bien un peu de sa faute…

Cet Antoine que le cadre ne lâche pas – pourtant pas encore vraiment là quand débute le film sur une chaise vide – cet Antoine, donc, dont la caméra traque les imperceptibles tremblements de l’attention, sans doute est-ce bien Chappey lui-même. Qui, partant d’un sentiment d’étrangeté ressenti au moment de la disparition de sa mère, brode une fiction expérimentale autour de la préparation d’une cérémonie funéraire. Un film où son omniprésence tutoie la disparition, où sa discrète expressivité burlesque se pare des subtilités de l’underplaying

Seul à l’écran – mais raccordé au monde par les voix qui lui parviennent, s’inquiètent, le consultent ou se confient à lui – le personnage est ailleurs, comme seul au monde, isolé des autres qui sont toujours hors-champ et entendus off. Sans doute n’est-il d’ailleurs jamais vraiment dans le même film qu’eux, basculant d’une séquence dans une autre, sans jamais tout à fait raccorder à ce qui se joue autour de lui (son incapacité à partager la tristesse de ses sœurs, à se rappeler un prénom). Et quand bien même s’opposerait-il finalement au déroulé du cérémonial religieux, dans un dernier mouvement où le personnage ose enfin s’affirmer, ses absences et sa propension à l’atonie auront tôt fait de le renvoyer dans les replis d’un épilogue cotonneux. 

Cet homme qui n’est pas tout à fait, qui n’est pas là, qui ne sait pas, nous rappelle, à dix-huit ans de distance, ce personnage déjà prénommé Antoine que jouait l’acteur en 2003 dans un très beau long métrage de Jean-Charles Fitoussi. Son titre, Les jours où je n’existe pas, aurait pu être, aussi, celui de ce premier film tourné rapidement, à l’économie. Quand l’Antoine des Jours où je n’existe pas ne vivait qu’un jour sur deux, son homonyme de 2020 souffre de singulières absences. Tandis qu’il prenait, chez Fitoussi, littéralement congé (du cadre et du récit), c’est son esprit qui divague dans Elle est où la dame  ? De la disparition physique – strictement fantastique – dans l’un à la digression de la pensée dans l’autre. 

Dans les deux cas, pourtant, c’est le montage qui disjoint le récit, c’est dans la collure entre deux plans qu’Antoine, à chaque fois, disparaît. Brusquement, dans les deux films. Le voilà qui, dans le long métrage adapté du Temps mort de Marcel Aymé, s’endormait à minuit, pour se réveiller le surlendemain seulement. Le voici, dans Elle est où la dame  ? passant d’un petit bureau à une voiture, du jour à la nuit, avec ses sœurs puis avec un inconnu.

Il préparait un enterrement, il se retrouve à l’arrière d’un taxi, rentrant d’une fête nocturne. Jusqu’à la fin ou presque, le filet de sécurité que pourrait constituer le fondu enchainé d’un espace-temps à l’autre n’a pas lieu d’être, la coupe est franche : Antoine n’est nulle part, ou il est ailleurs. Jamais vraiment là en tout cas. Toujours un peu las, assurément. 

Alors, il est où le monsieur ? Lui-même ne sait plus trop. Mais nous, nous savons… “Politique des acteurs”,  théorisait Luc Moullet. Nous y sommes… Dans ce récit qui s’évade, dont les marques s’estompent à mesure qu’il avance, nous nous arrimons à un visage, à un personnage unique, à cet acteur plus simplement, dont ce film inattendu nous donne des nouvelles. Et tandis que l’aspirant-réalisateur joue de ses absences professionnelles répétées – ici ou là depuis trente ans dans les intermittences d’une vie de comédien sous-employé – peut-être sommes-nous là, spectateurs, pour recoller les morceaux d’une œuvre à l’autre (ainsi, aurait-on pu aussi bien évoquer le héros du Rocher d’Acapulco de Laurent Tuel, que le film saisissait sur la tombe de sa mère, voire, à l’autre bout de la tristesse, le père en deuil du court métrage Angèle à la casse…) et, nous, lui demeurer fidèles.

Stéphane Kahn 

France, 2020, 15 minutes.
Réalisation et scénario : Antoine Chappey. Image et montage : Pascal Caubère. Son : Jean-Luc Audy, Aymeric Devoldère et Florent Lavallée. Interprétation : Antoine Chappey, Catherine Davenier, Agathe Dronne et Virginie Person. Production : Zadig Productions.