Rencontre avec Kim Yip Tong, réalisatrice de Pié dan lo
Un work in progress du documentaire d’animation Pié dan lo a été présenté en avril à La Réunion, dans le cadre de la première édition du Festival international du film de l’océan Indien (FIFOI). Nous avons voulu en savoir plus auprès de sa réalisatrice Kim Yip Tong avant la présentation du film au prochain Festival d’Annecy.
En juillet 2020, soit en pleine période de pandémie mondiale, l’océan Indien avait vu ses eaux contaminées par le naufrage d’un pétrolier japonais, le Wakashio, au large de l’île Maurice. Territoire d’émotion pour la cinéaste et son équipe, puisque c’est là, entre l’île Maurice et La Réunion, que ce très beau film, ode chorale fourmillant d’idées visuelles, a vu le jour. Pour sa première internationale, le film rejoindra la compétition des courts métrages du prochain Festival d’animation d’Annecy, au mois de juin.
Pour raconter la marée noire survenue en 2020 dans un lagon mauricien et les actions menées par les communautés locales, vous utilisez une série de témoignages, posés en voix off sur l’animation. D’où viennent ces propos ?
La catastrophe s’est produite au sud-est de l’île, et je vis au sud-ouest. Je souhaitais laisser aux personnes les plus directement impactées le soin de raconter cette histoire. Je suis donc partie à leur rencontre, dans la région de Mahébourg, où l’on trouve beaucoup de villages de pêche. Les habitants vivent exclusivement de ce qu’offre l’océan – et il est ici très généreux. Ces voix sont celles de pêcheurs, skippers, kite-surfers, activiste engagée pour l’écologie marine – ils incarnent ce qui est central pour moi dans ce film : le lien à l’océan. Pour être le plus inclusif possible, j’ai veillé à la diversité de genre, de classes sociales, mais aussi à la présence des trois langues, anglais, créole, français. C’est symptomatique de Maurice, nous sommes tous plus ou moins trilingues – l’anglais étant la langue officielle – ce qui témoigne directement de notre passé colonial. L’île a été occupée par la France, puis le Royaume-Uni. Notre trilinguisme le raconte.
La dimension de corps collectif est particulièrement incarnée dans la structure de votre film. Une chaîne solidaire s’organise immédiatement entre les humain.e.s pour faire front face à la marée noire. Même les animaux viennent prêter main forte.
Oui, j’ai voulu dès le départ traduire la voix du collectif. C’était important pour moi qu’il n’y ait pas de personnage principal. Au moment de cette catastrophe, il n’y a pas eu de héros sur le waterfront. C’est la somme des individus qui a fondé ce moment d’utopie, et c’est ce qui, dans l’horreur, a fait la beauté de l’événement. Des personnes qui représentaient toute la société mauricienne sont venues d’elles-mêmes. Le “documentaire collectif” est devenu une méthode de travail, je l’utilise dans mon projet actuel.
Vous mettez en scène le naufrage du vraquier dans un passage cauchemardesque détonnant. Sur ces dessins, un témoignage évoque l’apocalypse, dans un dialogue direct. D’autres séquences sont sans dialogue et lyriques, spirituelles. D’où vient cette hétérogénéité ?
À partir des propos recueillis, j’ai fait des séances de dessin, et le risque de tomber dans la paraphrase ou le littéral par rapport aux voix m’a longtemps freinée. Je disposais d’une quinzaine d’entretiens très forts ; parfois, les gens pleuraient, ils employaient d’eux-mêmes un vocabulaire très métaphorique, mystique, citant l’apocalypse, la “vague noire”, le “monstre”... Je me suis connectée à leur trauma et à partir de là, j’ai laissé surgir mes images. La vision de la lune noire, par exemple. En créole, “marée noire” signifie “nuit sans lune”. C’est aussi une métaphore de la misère très employée par les pêcheurs, qui dit l’impossibilité de nourrir sa famille puisque tous les poissons sont morts.
Ce passage se démarque car ce n’est pas moi qui l’ai illustré ni animé. J’identifiais les émotions que je souhaitais transmettre, mais mon style de dessin est très positif, onirique. Ça ne collait pas. Mes producteurs, Bérangère Condomines et Arnaud Boullard chez Gao Shan à La Réunion, m’ont suggéré de collaborer avec Gloria Vivien, une artiste-animatrice, qui a un univers très sombre, viscéral, et travaille justement ces émotions négatives. Les voix étaient déjà posées, Gloria les a interprétées avec son propre vécu où le pétrole apparaît comme une forme de cancer.
Il y a beaucoup de techniques différentes dans le film, du digital, de l’analogue, de la peinture sur verre, de la rotoscopie. Pour chaque idée, nous avons trouvé des stratagèmes différents. Les aplats de couleur sont associés aux passages plus “documentaires” par rapport aux séquences plus lyriques ou symboliques. J’aime le mix media et je me mets peu de limites, ce qui vient peut-être de ma formation en art contemporain.
La musique du film est à la fois subtile et très présente, comment a-t-elle été composée ?
J’ai naturellement collaboré avec le collectif mauricien Patyatann dont je suis très proche. Sarasvati Mallac, l’une de ses membres, prête sa voix à “Mama la mer”, la mer nourricière, qui revient à plusieurs reprises. Il n’est pas fait mention explicitement de ce personnage, mais je souhaitais qu’il s’exprime à travers cette voix porteuse d’espoir. L’univers de Patyatann est très onirique, spirituel, plein d’espoir. Pour les séquences cauchemardesques du naufrage, j’ai fait appel à un musicien d’un univers radicalement différent, Woreka. Il fait quant à lui de la musique électronique underground, ce qui crée un fort contraste.
Parmi les nombreux symboles présents, celui de l’ADN revient à plusieurs reprises. Peut-on y voir l’émanation de ce qui fonde l’essence de l’île, et à plus large échelle d’une nature qui se réveille pour se défendre, parce qu’on lui a fait violence ?
Oui, et cet ADN est en réalité une hélice composée de deux serpents. Des visions de cet animal s’imposaient dans mon imaginaire, et ils allaient toujours par deux. Le serpent est omniprésent dans toutes les cultures du monde. Chez les judéo-chrétiens, il suscite la peur. C’est un animal rampant, il peut incarner les abysses, les énergies fossiles. La culture asiatique l’associe à l’eau. À Maurice, les couleuvres ou les araignées sont inoffensifs. Cela m’intéressait de surmonter la peur, de dépasser l’émotion négative à laquelle le serpent est spontanément associé. À partir de l’image du duo de serpents, j’ai trouvé le symbole de la médecine, porteuse de l’idée de guérison, et de fil en aiguille, je suis parvenue au symbole de l’ADN. Dans un discours de communauté, d’union, l’ADN nous unit tous aux plantes, aux lézards, aux souris, aux papillons... Ainsi, le serpent rejoint un symbole lié au cosmos, à la nature, à la vie. Dans une perspective écologique, l’idée de passer de l’appréhension au courage m’intéresse beaucoup.
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- Lèv la tèt dann fénwar d’Érika Étangsalé, tourné à La Réunion.
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