FIFOI 2025 : un souffle venu de l’océan
L’un de nos rédacteurs a été invité au FIFOI en avril et revient sur cette deuxième édition probante de la manifestation, dont il a rapporté un entretien avec la cinéaste estonienne Anna Hints, plébiscitée au palmarès.
Le 18 avril 2025, sous les étoiles et au bord de l’océan, sur le débarcadère de Saint-Paul, s’est refermée la deuxième édition du Festival international du film de l’océan Indien – le FIFOI. Une dernière soirée de projection pour clôturer cinq journées intenses aux cours desquels se sont élevés des récits et des voix qui ont fait vibrer La Réunion et tout le bassin sud-ouest de l’océan Indien : Mayotte, Inde, Kenya, Tanzanie, Somalie, Sri Lanka, Maurice, Madagascar et Mozambique.
Cinq jours de projections, de débats animés, de rencontres artistiques cruciales, qui laissent derrière eux une empreinte durable, à la fois exigeante, joyeuse et déconcertante. Né d’une envie collective, celle de donner un espace viable aux cinématographies invisibilisées, le FIFOI s’impose déjà, pour la deuxième fois, comme un rendez-vous vital. Il était un lieu de circulation des regards, de dialogue entre les territoires, d’éclosion d’histoires douloureuses mais toutes tournées vers l’avenir. Une haute ambition soutenue par le CNC, La Région Réunion et la Ville de Saint-Paul, et portée avec conviction notamment par France Télévisions et l’association réunionnaise Hors champs.
Pour cette deuxième édition, un cap a été franchi : des compétitions officielles, longs documentaires et courts métrages, ont vu le jour, encadrées par des jurys professionnels. Et surtout, le lancement d’un Marché du film a permis à une quinzaine de projets de se rencontrer, de se confronter, et parfois, de commencer à exister.
Mais au-delà des chiffres et des formats, ce qu’on retiendra, c’est l’énergie des échanges qui se sont tenus, où questions esthétiques et politiques se sont entremêlées sans cesse. Cette intensité-là, ce refus de la passivité et de la marginalisation, cette volonté d’écrire sa propre histoire et de la projeter, a été le cœur battant du FIFOI. Un festival qui a rappelé à quel point le cinéma est un événement incandescent, une projection lumineuse des humanités.
Le FIFOI n’a pas simplement montré des films. Il a créé les conditions pour qu’ils vivent. Les nombreuses rencontres ont prouvé combien la filière régionale – et plus largement régionale-océanique – a besoin d’espaces comme celui-ci pour se structurer, se rêver, se renforcer.
Avec 21 films projetés, 10 territoires représentés, plus de 1 500 spectateurs, 135 professionnels accrédités, près de 30 invités internationaux et une quinzaine de projets pitchés, le FIFOI 2025 n’a pas seulement répondu présent : il a déjà prodigieusement grandi. Et surtout, il a fait rayonner des récits vigoureux qui ont fait bien plus que de poser des fondations solides pour l’avenir. Ils ont raconté le présent.
Présidés par Abd Al Malik (qui a récemment tourné à La Réunion son dernier long métrage : L’affaire de l’esclave Furcy), les jury longs métrages documentaires et courts métrages se sont évertués à se faire le relai des films projetés, tournés vers la réconciliation, la mémoire. À remettre la marge au centre. Car les projets sélectionnés et montrés témoignent à la fois d’une grande douleur et d’une espérance sans pareille. C’est ainsi que le documentaire malgache, Faritra “La Zone”, de Tovoniaina Rasoanaivo et Luck Razanajaona (photo ci-dessus), immersion saisissante dans une prison pour mineurs à Antananarivo, a remporté le Grand prix.
Côté court métrage, le Prix du public est allé aux Foyers de la colère (photo ci-dessus), film abrasif de Kenlo Primate, cinéaste réunionnais fortement plébiscite pour son récit gouailleur. Impossible également de ne pas mentionner le suffocant Mes parents vont-ils venir me voir ? de Mo Harawe (photo ci-dessous), dont le long métrage, Le village aux portes du paradis, présenté à Un certain regard à Cannes l’an dernier, est sorti en salles en avril. Son court métrage suit le dernier jour d’un condamné à mort dans une prison en Somalie, où la mesure de chaque geste noue l’estomac, avec une mise en scène dont l’apparente rigidité ne fait que renforcer l’impitoyable violence des procédures.
Mais c’est The Weight of Light, d’Anna Hints (photos de bandeau et ci-dessous), qui a finalement raflé trois récompenses au terme de la compétition, l’histoire rude d’une jeune chiffonnière indienne embarquée dans un mariage arrangé et dont on vole littéralement l’image et l’intimité. Un film d’une grande vivacité plastique qui interroge le rapport des femmes à leur propre lumière, à leur corps, à leur douleur et à leur résistance.
C’est peut-être cela, la révélation de cette édition : la force vive et indéniable d’une présence féminine dans les récits, les images, les échanges. Un féminisme incarné qui a infusé naturellement le festival. Il y avait là, dans les salles et en dehors, une sororité puissante, une exigence de justice, et un refus de la domination. Un besoin urgent de se réapproprier un regard. Nous avons donc souhaité nous entretenir avec la cinéaste Anna Hints, pour prolonger l’onde de choc que son film a provoqué au cours du festival.
Pour commencer, comment ce projet a-t-il vu le jour ? Pourquoi avez-vous choisi de le situer en Inde et comment votre partenaire, Tushar Prakash, a-t-il été impliqué dans le processus d’écriture ?
L’Inde fait partie de mon parcours personnel et artistique depuis plusieurs années grâce à mon partenaire, Tushar Prakash, qui est originaire de ce pays. Lui rendre visite au fil des ans m’a ouvert les yeux sur les inégalités quotidiennes qu’il est si facile de tenir pour acquises en Estonie, d’où je viens, comme l’air pur, l’eau potable et un logement stable. L’un des moments les plus viscéraux pour moi a été de voir pour la première fois la montagne de déchets à la périphérie de Delhi – son altitude est supérieure à celle du point naturel le plus élevé d’Estonie. Cette image est restée gravée dans ma mémoire. L’échelle de cette montagne, à la fois physique et métaphorique, représente non seulement la crise environnementale, mais aussi le coût humain enfoui sous les déchets du consumérisme.
Mais mon film est né d’une histoire que m’a racontée une assistante sociale, Chitra Iyer. Elle a passé des années à lutter contre le trafic d’enfants. Elle m’a parlé d’un homme – bien habillé, muni d’un ordinateur portable – qui se rendait dans les quartiers pauvres et ciblait les pères célibataires ayant des filles. Il les manipulait, souvent à leur insu, pour les mettre dans des situations qui permettaient la création de matériel pédopornographique. L’horreur de cette histoire m’a profondément bouleversée. Elle a mis en lumière l’intersection terrifiante de la pauvreté, du genre, de la technologie et de l’exploitation mondiale. Je savais que je devais faire la lumière sur cette situation, non pas en recourant au sensationnalisme, mais en adoptant un point de vue poétique et humain capable de révéler à la fois la beauté et la brutalité. Tushar, mon coscénariste, m’a apporté sa connaissance de la dynamique culturelle et sociale du monde que nous dépeignions et m’a aidée à traduire ma vision en tenant compte des défis posés par la structure cinématographique complexe de l’Inde.
Votre film est formellement très puissant. Quitte à malmener le spectateur. Le travail sur la lumière est-il apparu au cours de l’écriture, du tournage ou du montage ?
Le rôle de la lumière a été intégré au scénario dès le début. Pour moi, la lumière n’était pas seulement visuelle, elle était aussi conceptuelle, émotionnelle et politique. Elle est devenue à la fois un observateur et une force d’intervention. La lumière comme information, comme vision, comme surveillance et comme quelque chose qui laisse une empreinte, à la fois physique et psychologique. Je voulais donner à Surya (le personnage principal du film, ndlr) un outil – quelque chose d’apparemment fragile, le flash d’un appareil photo – qui lui permette de témoigner de la souffrance et de l’inégalité autour d’elle.
La lumière devient sa façon de voir, mais aussi de résister. Ce qui commence comme une exposition passive se transforme en un aveuglement actif. La même lumière qui l’a révélée au regard de l’exploitation devient la lumière qu’elle utilise pour la perturber. La lumière devient finalement une métaphore de la vérité – douloureuse, aveuglante et inévitable. Elle expose les structures invisibles du pouvoir et de l’exploitation. Et si la plupart des gens choisissent de fermer les yeux, Surya, elle, ne le fait pas. Elle impose cette vérité aux yeux de ceux qui consomment avec un aveuglement moral.
Dans quelle mesure est-il important pour vous d’être présent à un festival du film axé sur la région de l’océan Indien ? Il semble fondamental de voir que les films portent en eux de nombreuses nationalités, que les intimités du monde circulent. Et le FIFOI semble avoir réussi ce pari…
C’est très important pour moi d’être présent à un festival du film consacré à la région de l’océan Indien. Bien que je sois une cinéaste européenne, cette histoire est née d’expériences et de relations réelles en Inde, et il est essentiel pour moi que le film résonne avec les communautés qu’il reflète et qu’il leur rende des comptes. Il est vital que le film atteigne également diverses régions où ses thèmes peuvent trouver un écho différent, parfois inattendu. Il faut souligner que l’exploitation dont il est question dans ce film n’est pas quelque chose qui se passe “au loin”. Elle est profondément liée à chacun d’entre nous, indépendamment de la géographie.
À bien des égards, la souffrance et l’exploitation ont été externalisées : repoussées à la périphérie du monde, à l’abri des regards, tandis que la consommation se poursuit confortablement ailleurs. Mais nous sommes tous concernés. Que ce soit par ce que nous achetons, regardons ou ignorons, nous jouons tous un rôle dans le maintien de ces systèmes. Alors, quand ce film voyage à travers les pays, les régions, je suis très heureuse, parce qu’il devient une occasion chaque fois renouvelée de réflexion. Chaque spectateur peut s’y retrouver, pas toujours dans les personnages, mais dans les systèmes qui nous lient. Ce type de circulation culturelle est essentiel aujourd’hui : il ne s’agit pas seulement de partager des histoires, mais de reconnaître notre responsabilité commune. Elles nous rappellent que les histoires n’appartiennent pas aux nations, mais à l’expérience humaine partagée.
Quelle est votre relation avec les courts métrages ? Est-il important pour vous de continuer à en réaliser en parallèle de vos longs ?
Les courts métrages ont joué un rôle extrêmement important dans mon parcours de cinéaste. Ils m’ont beaucoup appris – sur la structure, le rythme, le langage visuel et la manière de distiller une idée pour en faire son noyau émotionnel et cinématographique le plus essentiel. À bien des égards, les courts métrages m’ont permis de trouver ma voix sans le poids des attentes ou de la pression commerciale. L’industrie cinématographique traite souvent les courts métrages comme des outsiders, comme de simples cartes de visite pour des projets de longs. Mais je refuse de les voir ainsi. Je considère les courts métrages de la même manière que nous considérons les nouvelles ou la poésie en littérature : comme des formes d’art complètes et significatives à part entière.
Un court métrage solide peut être incroyablement puissant – et aussi incroyablement difficile – parce qu’il exige de la précision. Il est facile de tomber dans le piège de faire un “prétendu long métrage” sous forme de court métrage, mais lorsqu’un court métrage se suffit à lui-même, il peut laisser un impact durable. Cela dit, à ce stade de mon parcours créatif, je sens que certains longs métrages de fiction demandent à naître. Cependant, pour moi, tout commence avec l’idée et la forme qu’elle appelle naturellement. Qu’elle devienne un court, un long, ou quelque chose entre les deux dépend entièrement de ce dont l’histoire a besoin.
Vous avez reçu trois des quatre prix possibles au festival. Après la projection, on a senti dans la salle que le public avait le souffle coupé. La parole est ensuite revenue, peu à peu. Que pensez-vous de ces réactions ?
Malheureusement, je n’ai pas pu assister à la projection sur l’île de la Réunion, mais j’ai été profondément ému par les réactions de la salle – le silence, l’intensité émotionnelle, les conversations qui ont suivi. En tant que cinéaste, on espère toujours que son travail aura une résonance, mais apprendre que The Weight of Light a laissé les gens bouche bée et a suscité des réactions aussi fortes, c’est faire preuve d’une incroyable humilité.
Recevoir trois des quatre prix possibles au festival est un grand honneur. Je suis très reconnaissante. C’est un tel privilège lorsqu’une histoire qui émerge d’un contexte très spécifique parvient à établir un lien aussi universel et à être comprise non seulement sur le plan intellectuel, mais aussi sur le plan émotionnel. Cela montre que les histoires appartiennent vraiment à l’humanité dans son ensemble. Je souhaite dédier ces prix aux femmes de Saraswati Kunj et de Bhalswa, où le film a été tourné. Leur force, leur dignité et leur résilience quotidienne ont inspiré cette histoire.
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