FIDMarseille 2025 : regards blessés et engagements vitaux
La 36e édition de ce grand rendez-vous du cinéma indépendant et de recherche s’est close le week-end dernier dans la cité phocéenne. L’un de nos rédacteurs l’a suivie et en a défini les contours, en revenant sur les œuvres de tous formats ayant principalement retenu son attention.
Chaque festival possède une identité. Ou plutôt, un esprit. Ou plus exactement, un climat. Celui du FIDMarseille peut être qualifié de chaudement singulier. La “singularité” renvoie à l’aspect inclassable des films dévoilés. Outre les longs métrages, des films de courte durée trouvent leur place dans une programmation aussi éclectique qu’exigeante. La singularité n’empêche pas que les films se connectent à la réalité et aux sujets politiques qui la traversent. Le FIDMarseille est même le lieu de tous les engagements : les films, assumant la subjectivité du geste, se trouvent tout ouverts sur les enjeux du présent, parmi lesquels la rémanence des mécanismes de coercition, la tentative de s’ancrer dans un paysage alors que la nature a été l’objet d’un contrôle destructeur, ou encore la construction d’une parole mineure, au-delà des assignations et des catégories, face à des mentalités moralisatrices ré-émergentes. Tout d’horizon succinct et non-exhaustif de l’édition 2025.
Radu Jude à l’honneur
Si la rétrospective des films de Radu Jude (en sa présence) avait pour ambition de révéler les longs métrages du cinéaste roumain, elle avait aussi pour avantage de révéler au public les films plus courts du cinéaste. Comme par le passé Jean-Luc Godard ou aujourd’hui Jean-Gabriel Périot, il fait partie des réalisateurs à alterner entre des formats (très) longs et des formats (plus) courts, tout en naviguant entre les différents registres : fiction, documentaire, expérimental. Son cinéma affirme au fur et à mesure une hybridité de plus en plus éclatante. Le cinéaste confie à ce propos : “Je pars de l’idée soutenue par Roberto Rossellini selon laquelle le court métrage est le “département recherche” de l’activité cinématographique. Il est le lieu de la tentative, rien ne doit y être prouver. Le court métrage apporte toujours quelque chose de fondamentalement nouveau.” À constater la diversité des courts métrages qu’il a réalisés, on prend conscience de la liberté que le format représente pour le cinéaste. Dans La lampe au chapeau (Lampa cu căciulă, 2006, photo ci-dessous), son premier court métrage professionnel, Jude décrit à la manière d’un film néoréaliste la trajectoire d’un père et de son fils dont le vœu impérieux est de réparer un téléviseur défectueux. La pauvreté dans laquelle vivent les membres de cette famille et les dysfonctionnements sociaux de la Roumanie des années 2000 émergent en filigrane. À l’appui d’un montage fait d’ellipses successives et laissant une large place au hors champ, le traitement qu’adopte Radu Jude est déjà du côté de la réflexivité.
Là où ses camarades de la Nouvelle vague roumaine (Cristian Mungiu, Corneliu Porumboiu, Cristi Puiu) suivent exclusivement la veine du réalisme auquel le spectateur doit adhérer émotionnellement, le cinéma de Radu Jude incline vers autre chose. Il s’engouffre ailleurs, par exemple dans la direction du film de compilation portant sur des épisodes sensibles de l’histoire (roumaine). Dans deux courts métrages fascinants, il utilise des archives filmiques et photographiques pour évoquer le basculement de la Roumanie pendant la Seconde Guerre mondiale dans un État nationaliste-chrétien sous l’impulsion du chef du gouvernement roumain, Ion Antonescu. Les deux exécutions du Maréchal (Cele doua executii ale Maresalului, 2018) repose sur la confrontation dialectique entre des archives officielles et les images tirées du film de fiction Le miroir/Oglinda de Sergiu Nicolaescu (1994).
Du film émane l’étrange sensation que la fiction suscite une empathie malaisante à l’égard de la figure politique, alors que l’archive, créée initialement comme preuve légale, livre une vision crue, complaisante et insoutenable. Dans Mémoires du front de l’Est (2022), il propose un panorama muet de photographies à travers lesquelles est décrite la chronique de l’armée roumaine au fur et à mesure des avancées de l’Axe sur le front de l’Est entre 1941 et 1942. Du film est tirée un type de récit nouveau, exclu des livres d’histoire : une évocation troublante des exactions notamment antisémites menées par l’armée roumaine.
Jeux d’images, désastres politiques
La programmation du FIDMarseille a révélé de nombreux films qui, tout en jouant avec les clichés et les attentes du spectateur, renvoient aux luttes du présent. Si Radu Jude dit vouloir créer un “effet de distanciation”, on le perçoit en particulier dans Plastic Semiotic (2021) où le cinéaste s’amuse sérieusement à créer des tableaux pour adultes à partir de jouets pour enfants. Outre les délires érotiques qui y sont traduits, on perçoit surtout l’horreur des conflits guerriers. On songe à l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Fédération de Russie. On songe aussi aux conflits au Yémen et au Moyen-Orient. Aussi lointains les films puissent-ils paraître de la réalité, c’est bien aux désastres humains auxquels ils se réfèrent constamment, les plus intimes comme les plus collectifs.
Dans le film mexicain et espagnol 09/05/1982 (2025), réalisé par Camilo Restrepo et Jorge Caballero, pointent les conséquences intimes d’un désastre politique. On découvre finalement que l’ensemble des images du films ont été générées par intelligence artificielle. Plus que des essais vidéo, c’est à des essais existentiels que se livrent les cinéastes. Viera Čákanyová, dans Bardo (2025, visuel ci-dessus), réinvente l’exploration sensorielle à travers un flux d’images de synthèse, tout en livrant en voix-off un commentaire philosophique saisissant. À un moment, la voix-off féminine déclare : “J’entame un rapprochement avec le traumatisme, mais j’essaie de manière excessive. Je suis acharnée, je fais face à un mur.” L’horreur évoquée dans l’exceptionnel Nsala de Mickael-Sltan Mbanza (2025, photo ci-dessous) est la politique coloniale au Congo.
Deux films issus de la compétition Flash méritent une attention particulière : A Prelude de Wendelien van Oldenborgh (2024, photo de bandeau) et Abortion Party de Julia Mellen (2025, photo ci-dessous). Le premier, à qui une mention spéciale du jury a été attribuée, évoque la lutte de femmes transgenres de différents pays réunies au Japon et que l’on voit échanger. La douceur du traitement et la force des récits font du film une œuvre rare et émouvante. Le deuxième, qui a reçu le Prix Alice-Guy, explore de façon insolite la question de l’avortement aux États-Unis, faisant écho aux restrictions de plus en plus flagrantes dans les pays occidentaux concernant la liberté des femmes à disposer de leur corps.
Notons aussi le désastre écologique auquel se réfèrent les films d’animation produits à l’École nationale de cinéma de Łódź. Si Jakub Dolny dans Championsheep (2023) et Natan K. Bohdanowicz dans Sheepternity (2023) jouent avec la figure du mouton, la difficulté à habiter le paysage est traitée dans le magnifique Green de Karolina Kajetanowicz (2021). Le cinéma d’animation montre son engagement dans la réflexion sur l’impact de l’homme sur l’environnement.
Éthique de la programmation
L’acte de programmation n’a rien d’anodin : il est lui-même engagé dans les lignages complexes du monde et de son histoire. À cet égard, saluons la pertinence d’accorder, d’un côté, une valeur à l’histoire de l’antisémitisme et du racisme (à laquelle renvoie l’œuvre de Radu Jude), et d’un autre, à la reconnaissance des horreurs subies par les populations libanaise et palestinienne.
À cet égard, il était proposé au public non seulement de découvrir deux films importants — La nation morte (Țara moartă, 2017) et La sortie des trains (Ieşirea trenurilor din gară, 2020) —, ainsi que plusieurs gestes filmiques en soutien au peuple palestinien (appartenant au projet Some Strings, lancé suite à la mort du poète Refaat Alareer en décembre 2023). Programmer relève dans ce cas d’un acte de reliaison quand la guerre et la terreur défont. Refuser de mettre dos-à-dos. Travailler à la coexistence respectueuse des regards blessés, aussi divers que légitimes.
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