Livres et revues 23/03/2022

Un Protée du cinéma expérimental

Grand spécialiste du cinéma expérimental, notre collaborateur Raphaël Bassan s’est penché sur le livre-somme publié par une personnalité-phare du secteur, yann beauvais – dont le nom d’auteur s’écrit bien sans majuscules…

Cinéaste, critique, théoricien, défenseur du cinéma expérimental depuis 45 ans, militant de la “cause homosexuelle”, enseignant, philosophe de formation, programmateur, commissaire d’exposition, grand voyageur et cofondateur de la coopérative Light Cone en 1982 (1) — qui célèbre ses 40 ans tout au long de l’année – , yann beauvais (2) publie, avec Agir le cinéma, un pavé de près de 1 000 pages, véritable journal de bord d’une vie qui envisage, décrit, témoigne, avec la double casquette du réalisateur et de l’écrivain, de la vitalité du cinéma expérimental dans le monde.

Aborder, définir, délimiter l’identité, les sphères d’influence du cinéma expérimental a souvent été un véritable défi normatif autant que philosophique pour les auteurs qui se sont adonnés à cette gymnastique dès les années 1970 (date des premières histoires et des premiers bilans). Analysant le cinéma d’avant-garde nord-américain depuis les années 1940, P. Adams Sitney, dans son livre pionnier, Le cinéma visionnaire (3), forge une série de concepts : psychodrame, film de transe, cinéma lyrique, mythopétique, graphique, structurel qui peuvent faire dialoguer le cinéma impressionniste de Maya Deren et le cinéma graphique de Harry Smith en allant jusqu’aux films  structurels de Michael Snow, soit un large corpus qui va des films figuratifs au cinéma abstrait  en passant par l’animation. Face à la richesse de ce cinéma, Dominique Noguez, lui, souhaitait un élargissement vers ce qu’il nommait un “pôle expérimental” qui pourrait inclure certains films essayistes comme ceux, entre autres, de Marcel Hanoun.

Dans l’éditorialisation et la scénographie de ses textes pour articuler les diverses parties de son ouvrage et de sa pensée, yann beauvais remet en jeu ses propres “bipolarités” (cinéma formaliste versus films engagés, critique et cinéaste, acteur et spectateur), en dégageant les notions d’instabilité et d’hybridation (le cinéma élargi qui nécessite plusieurs écrans de réception déstabilise la vision, voilà pour le formaliste ; le jeu non professionnel de Jack Smith, acteur et cinéaste phare de l’underground américain des années 1960, développe une attitude camp, déréalisante dans laquelle acteur, rôle et personnage ne font plus qu’un, une des directions empruntée par l’activiste gay pour brouiller les pistes) qui sous-tendent divers textes contenus dans Agir le cinéma.

 
VO/ID de yann beauvais (1985-86)

Ce qu’il faut avoir en tête, c’est que ce critique-cinéaste est un homme-orchestre qui tourne, programme, écrit sur les films, organise des manifestations pour les montrer et les distribuer afin de créer un véritable milieu de spectateurs connaisseurs et complices. Ces textes proviennent, entre autres, de catalogues pour des expositions que beauvais a organisées ou coorganisées, souvent avec des institutions, mais pas toujours : Musique Film avec Deke Dusinberre (Scratch/Cinémathèque française, 1986), Mot : dites, images avec Miles McKane (Scratch/Musée national d’Art moderne Paris, 1988 : le texte de cette manifestation est repris sous le titre “Des mots encore des mots” [pages 271-290]. C’est un véritable manifeste des interactions entre les mots et les images dans les films de tous les temps), Le Je filmé avec Jean-Michel Bouhours (Éditions du Centre Pompidou, 1995), Monter/Sampler : l’échantillonnage généralisé avec Jean-Michel Bouhours (Scratch/Éditions du Centre Pompidou, 2000), Found Footage (Paris, Jeu de Paume, 1995). D’autres textes proviennent de diverses revues allant de Gai pied à Trafic en passant par Artpress. “Faire du cinéma expérimental, c’est prendre en charge, comme c’est le cas de toute pratique artistique mineure, la diffusion des œuvres. Faire du cinéma expérimental, c’est s’interroger autant sur les outils et les matériaux utilisés que sur les conditions et modalités de diffusion et de distribution de ces œuvres elles-mêmes.” (page 933). “Par ailleurs, les recherches que je poursuis quand je prépare un film nourrissent souvent, une fois le film terminé, une programmation ou une exposition autour du même sujet. Mot : dites images a été conçu et organisé au Centre Pompidou avec Jean-Michel Bouhours plus d’une année après la fin de VO/ID, déclencheur du projet.” (page 504) (4).

Agir le cinéma ne propose pas une histoire du cinéma expérimental pro domo, mais une approche sérielle où se croisent divers textes mettant en valeur l’apport de quelques pionniers et/puis interrogeant des notions liées au formalisme, au cinéma élargi, au films queer, aux journaux filmés, au found footage et à la question du cinéma expérimental et de son modèle musical (5). Les pionniers des années 1920 et 1930 sont de la partie, dans l’article “László Moholy-Nagy et Len Lye, la lumière et le mouvement” (pages 135-148). Il y a de constants allers et retours entre les parties et de revigorantes mises en abyme. Deux textes sont voués aux pionniers américains des années 1930, James S. Watson & Melville F. Webber, l’un dans la deuxième partie consacrée aux promoteurs du cinéma expérimental, Retrouver des généalogies (“Watson & Webber : un cinéma hybride” page 159) et l’autre dans la cinquième partie, Parler en son nom, ne pas être dit par autrui : cinéma gay et queer (“Lot in Sodom [James Watson et Melville Webber]”, page 573). Le travail d’un autre pionnier de la même époque, Joseph Cornell, se trouve dans le chapitre 7 dédié au found footage (page 823).

 
T,O,U,C,H,I,N,G, de Paul Sharits, 1968.

Ce livre, qui représente près d’un demi-siècle de réflexions, de réalisations et de rencontres est si riche que pour l’aborder, il nous faut, à notre tour, élaborer une scénographie. En véritable Protée, beauvais se dédouble en Jekyll et Hyde (les deux persona sont évidemment positives). beauvais-Jekyll est un formaliste : “Mes deux pôles de référence sont Paul Sharits et Anthony McCall. Aujourd’hui je citerai Jürgen Reble, un cinéaste allemand qui s’interroge sur la “dématérialité” et la “détemporalisation” du film. Pour lui, faire un film c’est donner à voir toutes les étapes d’élaboration jusqu’à sa disparition.” (page 314).

Sur les huit chapitres d’inégale longueur qui césurent le livre, le troisième – Démonter, réduire les images : des pratiques mineures – consacré à une approche formaliste, matérielle du cinéma expérimental est le plus long (pages 187 à 463). Quant à beauvais-Hyde, c’est un défenseur de la cause homosexuelle, dans la vie comme au cinéma. Le cinquième chapitre du livre Parler en son nom, ne pas être dit par autrui : cinéma gay et queer (pages 559-725) est consacré aux diverses approches sur et autour du sujet. Les choses ne sont évidemment pas aussi étanches, puisque l’auteur a écrit, en même temps, sur son appétence pour les flickers pulsants de Paul Sharits (T,O,U,C,H,I,N,G, 1968), les images décollées de Cécile Fontaine (Cruises, 1989), la “discrépance” (séparation des bandes son et image) chez Maurice Lemaître (Le film est déjà commencé ?, 1951), le radicalisme de Guy Debord (Hurlements en faveur de Sade, 1952), le jeu avec le projecteur et la lumière dans l’espace chez Anthony McCall (Line Describing a Cone, 1973), l’envoûtement que procure la pellicule attaquée chimiquement chez Jürgen Reble (Passion, 1990). Il a aussi abondamment écrit sur le cinéma d’Andy Warhol, Jack Smith, Gregory Markopoulos, Kenneth Anger, mais également sur des cinéastes plus contemporains comme le Britannique afro-descendant Isaac Julien (Looking for Langston, 1989), Mark Morrisroe (Nymph-o-Maniac, 1984) et bien d’autres.


Cruises, de Cécile Fontaine, 1989.

L’ouvrage est très subjectif, presque tous les textes sont écrits à la première personne du singulier. beauvais est proche sur ce terrain de Jonas Mekas (dont il est fortement question dans le chapitre 6), dont les fameux journaux filmés ont tissé une véritable fratrie d’amis que le filmmaker interpellait par leur seul prénom ! Un de ses films de 1997 s’intitulait même Birth of a Nation, un pays d’artistes-amis. Au milieu d’Agir le cinéma, après la page 461 à la fin de la grande partie consacrée aux diverses déclinaisons du cinéma expérimental formaliste, se trouve un cahier de photos. Aucun photogramme de film n’y figure, mais des clichés montrant beauvais et ses principaux amis cinéastes : Michel Nedjar (*), Peter Gidal, Rose Lowder (*), Teo Hernández (*), Peter Kubelka, Jonas Mekas, Barbara Hammer, Vivian Ostrovsky (*), Matthias Müller… (6)

Dans le dernier texte de l’ouvrage, “D’une image, l’autre” (pages 933-941), beauvais revient à ce marqueur qu’est l’instabilité : “Faire du  cinéma expérimental, c’est travailler une pratique artistique qui a la chance de ne pas être assujettie à un champ stable, qui relève en effet à la fois du cinématographique, mais aussi des arts plastiques.” (page 933). Cinéaste gay, beauvais ne pratique cependant pas un cinéma du corps, comme Stéphane Marti ou Teo Hernández, mais arrive à placer des réflexions sur le sida (et sur bien d’autres réalités et problèmes) dans Tu, sempre (2001-21, work in progress), à travers une série de bandes de textes se déplaçant dans tous les sens de l’écran et sur plusieurs écrans pour les versions présentées sous forme d’installations. Il est à la fois formaliste et engagé.

Quelques écrits à vocation théorique viennent enrichir l’étude sur les cinéastes et les diverses typologies du cinéma expérimental selon “yb”. On est face à un véritable traité de philosophie dans “De l’image composite” (pages 337-345), texte tardif écrit en 2017 qui donne corps  aux concepts d’instabilité et d’hybridation qui sont au centre de la pensée et de la pratique de beauvais, et qui permettent, notamment, au cinéma expérimental de se reformuler, sur d’autres supports, au temps de la vidéo et du numérique. On y trouve une réflexion sur le cinéma de Guy Debord particulièrement éclairante à ce sujet : “Dans le cas de Debord, deux sources de matériel dominent, la voix de Debord lisant des paragraphes de La société du spectacle et les différents documents filmés ; chaque objet nécessite une attention particulière, la bande-son théorique semble évincer l’œil, et l’entendu disqualifie le perçu, ou plus exactement à partir du moment où l’on prête attention aux images, on s’éloigne du son et inversement. Pour traiter les deux sources, nous devons être particulièrement attentifs afin de gérer ces flux que tout semble opposer. Une approche plus fine prendra en considération la musique et les bandes-son comme type de document (photographies, extraits de films, documentaires, newsreels) réunis dans le film selon une logique de l’assemblage du disjonctif qui se donne comme unité.” (page 341). Réflexions que le cinéaste avait appliquées, deux pages auparavant, à un de ses films : “Cela se manifeste avec force dans mon film Tu, sempre (2001-21) qui fait défiler des textes à des vitesses et avec des contenus divers, bien qu’ayant toujours trait au sida.” (page 339).

 
T,O,U,C,H,I,N,G, de Paul Sharits, 1968.

Une polyphonie remarquable se déploie dans le livre, remarquable à tous les niveaux. En plus des scènes européenne et américaine abondamment auscultées, on répertorie des textes sur le cinéma chinois et, surtout, brésilien, pays dans lequel “yb” réside par intermittence. De plus, l’auteur ne s’arrête pas, comme d’autres écrivains de cinéma, aux années 1980 ou 1990 ; des artistes des années 2000 et 2010 figurent dans l’ouvrage. Dans un texte écrit en 2019, “Kengné Téguia. Echoes of Silence” (pages 707-715), beauvais analyse l’œuvre de ce performer d’origine camerounaise, sourd à 80% et qui a suivi ses cours à l’École nationale supérieure d’Arts de Paris-Cergy. Cette étude traduit le goût pour la radicalité chez beauvais qui lui fait envisager le cinéma expérimental au pied de la lettre. C’est également l’occasion pour l’essayiste de revenir sur un grand nombre de problématiques développées dans ses textes, qui traquent l’intersectionnalité (avec Barbara Hammer et Su Friedrich, il a abordé le cinéma lesbien, avec Isaac Julien la postnégritude en Grande-Bretagne) et les visions particulières transcrites dans les œuvres des intéressés. “Ce qui est en jeu est multiple, écrit l’auteur au sujet de Téguia, et ne s’affirme pas à travers les prismes habituels des perceptions/investigations propres aux questions raciales ou liées au handicap. Tout s’entremêle, et c’est justement ce brassage qui fait la spécificité du travail de Kengné Téguia, et le désigne comme intrus.” (page 707).

On peut également noter, pour terminer, que les nouveaux créateurs du XXIe siècle étudiés par beauvais sont tous des artistes numériques. Le cinéaste n’est pas un adepte inconditionnel de l’argentique : “Aujourd’hui, le cinéma se caractérise par une hybridation de formes et de genres qui rend obsolète la catégorisation par formes ou genres cinématographiques. Le cinéma incorpore une palette de traitements d’image qui explore la matérialité dynamique de l’image en mouvement selon des modalités déterminées par un programmateur ou un artiste.” (page 399).

Toutefois, comme Jonas Mekas, a-t-il peut-être la nostalgie de la pellicule ? Bien que tournant souvent en vidéo et en numérique à partir des années 1990, l’Américain revenait par intervalles plus ou moins réguliers examiner et remonter ses chutes pour créer de nouveaux journaux filmés et ceci jusqu’à son dernier film, Out-Takes from the Life of a Happy Man (2012). yann beauvais ne fait-il pas de même en remontant, pour les chapitres 6 et 7 (donc en fin de livre), des textes consacrés à des cinéastes qui s’adonnent au journal filmé, au found footage ou, encore, à la pratique du Super 8 ?

Raphaël Bassan

Agir le cinéma, écrits sur le cinéma expérimental (1979-2020), de yann beauvais, édition établie par Antoine Idier (qui en signe aussi l’avant-propos) et postface de Jean-Damien Collin, 970 pages, cahier central de photos, Les Presses du réel, 2022, 38 euros.

Photo de bandeau : YANN, de Cécile Fontaine (2014).
Photos
: © Tous droits réservés par les artistes / Autorisation de Light Cone (remerciements particuliers à Gisèle Rapp-Meichler, présidente).

Notes :

1. La coopérative a été fondée le 3 février 1982 par yann beauvais et Miles McKane. Peu de temps après a été mise sur pied la structure programmatrice de Light Cone, Scratch, qui permettait de programmer des films du catalogue mais également d’autres films. Scratch a été, entre 1983 et 1999, le nom d’une revue (visuel ci-dessous) et une structure d’édition. Certains des textes de l’ouvrage proviennent de cette source.

2. C’est l’auteur qui a choisi que ses nom et prénom soient entièrement en bas-de-casse comme, par exemple, le poète américain e.e. cummings.

3. P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, l’avant-garde américaine 1943-2000 (Visionary Film, the first major History of post-World War II American avant-garde filmmaker), Oxford University Press, New York, 1974 ; traduit en français par Pip Chodorov et Christian Lebrat, Paris Expérimental, collection “Classiques de l’avant-garde”, 2002.

4. Sur les rapports depuis les années 1920 de la lettre, des mots et des phrases dans les films expérimentaux, allant des lettres qui interviennent en surimpression comme dans L’étoile de mer de Man Ray (1928), jusqu’à certains travaux de yann beauvais, tels VO/ID (1985/1986) ou Tu, sempre (2001-2021), films qui peuvent être projetés sur un ou plusieurs écrans et qui évoquent, à travers des bandeaux de textes, parfois écrits en plusieurs langues, des questions comme la crise des avant-gardes ou celle liée à la prolifération du sida, en passant par les travaux radicaux des lettristes dans les années 1950. Les textes de ces films de beauvais figurent respectivement en page 167 et 649.

5. 1) Construire des lieux (sur la lutte de “yb” pour la reconnaissance du cinéma expérimental) / 2) Retrouver des généalogies / 3) Démonter, réduire les images : des pratiques mineures / 4) Pulser de la lumière dans l’espace (sur le cinéma élargi ou “Expanded Cinema”) / 5) Parler en son nom, ne pas être dit par autrui : cinéma gay et queer / 6) Filmer l’intimité et la subjectivité : journal et je / 7) Récupérer, s’approprier, détourner : le found footage / 8) S’inspirer, s’affranchir du musical.
NB : les titres des parties sont en italiques gras dans le texte ci-dessus, les titres des articles sont mis entre parenthèses.

6. Les noms suivis d’un astérisque sont ceux de cinéastes qui bénéficient d’un texte monographique dans le livre.

À lire aussi :

- Jonas Mekas par Raphaël Bassan, après la disparition du cinéaste en 2019.

- Sur un DVD monographique consacré à Paul Sharits.

- Sur Cinéma absolu. Avant-garde 1920-1930 de Patrick de Haas.