Festivals 10/10/2022

“Corps noirs – archives de la violence” au FCDEP 2022

La 24e édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris a lieu du 12 au 16 octobre 2022. Maxime Jean-Baptiste, cinéaste, a aussi été le coordinateur des séances focus de cette année, à propos desquelles il nous a transmis ses réflexions.

Le Collectif Jeune Cinéma, structure de distribution et de diffusion des pratiques expérimentales de l’image et du film (dont nous fêtions les 50 ans l’année dernière) organise du 12 au 16 octobre 2022 au Cinéma Le Grand Action, la 24e édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris. Cette édition poursuit notre travail de prospection de la création expérimentale et différente, contemporaine et internationale, à partir de trois appels à films menés en 2021/2022.

Les séances focus de cette édition du FCDEP, ayant pour titre “Corps noirs - archives de la violence”, se concentrent sur des films réalisés par des cinéastes afrodescendant(e)s, depuis leur vécu, depuis leur corps et les violences qu’ils et elles portent, afin d’y voir de possibles résistances et transformations des oppressions. La maison, le déracinement, l’intime, le deuil ou encore la peau sont quelques mots afin d’entrer de manière sensitive dans les programmes qui seront présentés.

Via cet article, nous allons prendre l’opportunité de rentrer plus concrètement dans la thématique de cette année.

Impossible d’aller au cinéma sans me rencontrer. Je m’attends. À l’entracte, juste avant le film, je m’attends. Ceux qui sont devant moi me regardent, m’épient, m’attendent. Un nègregroom va apparaître. Le cœur me tourne la tête.”
Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon, 1952.


Fouyé Zetwal, de Wally Fall, Cinemawon, 2020.

La salle de cinéma est un lieu d’abyme. On y a peur, on s’y perd, on se noie. Un lieu qui nous aspire. Un lieu où l’on projette, aussi ; on plaque sur les images projetées nos propres images intérieures. C’est un lieu où, aussi, on s’attend, sans jamais se voir, si ce n’est sous la forme d’un corps boursoufflé, souffrant, seulement “drôle”, figurant, bête, en somme, sous la forme d’un “corps-décor”. C’est l’expérience de Frantz Fanon, à Paris, au cinéma, dans les années 1950, où voir des corps noirs au cinéma, c’est peut-être ne pas les voir du tout, ou lorsqu’on les voit, ils ne sont que des figures spectrales, des stéréotypes, des corps qu’on exècre, qu’on veut voir au sol, dans la rue, domptables, au cachot, silencieux. “Chut !”, “Ferme ta bouche”, “Ils sont bruyants, ces gens”, “Le bruit et l’odeur”...

Un lieu qui peut donc être étouffant, sans air, où oui, parfois on peut dire qu’on ne peut pas respirer dans cette boîte noire, car dehors il y a des cris, dehors il y a des corps qui ne peuvent pas rentrer, des corps qui rôdent, des corps-spectres qui hantent les capitales, qui se sont vidés le crâne et le corps pour le Capital, dehors, “Sors”, “Part”, “Casse-toi”, vomissures, boursoufflures, chair à canon, chair de front, chair à exposer, à voir dans les rues et les musées, exposition permanente partout, des corps venus de loin, qui ne reviennent jamais à elles ou eux-mêmes.

L’histoire de ces corps, de ces corps racisés au cinéma, de par la violence, ne peut pas s’écrire sous une forme calme, acceptable et apaisée. L’archivage de ces corps ne peut se faire par des murs, des dates et des mots-clés. C’est une histoire de la violence, qui s’écrit aussi à travers la peau, par des blessures, des traumas, des absences, et lorsqu’elle sort, elle dérange, elle fait bouger la salle de cinéma, elle dépasse l’écran, le déchire, le brûle. Le corps revient à lui, depuis la cendre de ses masques carbonisés, “se baignant, dans l’immensité de l’océan” (pour reprendre le film Coffee Colored Children).

Cette édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, dans ces séances focus, va donc se concentrer sur des films réalisés par des cinéastes afrodescendant(e)s dont les formes troublent les frontières entre fiction, documentaire, animation et expérimental, instituées par une industrie et une pensée capitalisante. Dans ce contexte, le terme même d’expérimental ne sera pas questionné seulement au niveau de la forme, mais aussi au niveau d’un écosystème qui entoure la production d’un film, notamment dans la carte blanche donnée à Léa Morin et Annabelle Aventurin.


Coffee Colored Children de Ngozi Onwurah, Women Make Movies, 1988.

Pour parler de nos histoires, aussi multiples soit-elles, il y a ce besoin autant dans la forme que dans la manière d’arriver à cette forme, de tout le temps questionner la colonialité qui nous entoure. La race, le genre, le sexe, la classe, sont des données non pas théoriques et de surface, mais des données de vie, des données d’expérience de vie qui, sans être considérées ou amenuisées, laissent la place à une “norme” blanche, masculine et hétérosexuelle, dominant le regard, le gaze, la pensée, le tout. Dans Coffee Colored Children, réalisé par Ngozi Onwurah, montré très rarement en France, 34 ans après sa première en Angleterre, on voit des enfants frotter si profondément et violemment leur peau marron, avec une brosse et un produit en poudre, afin que leur peau deviennent blanche. Geste de l’internalisation du racisme dans toute sa violence. Le film se retourne alors, en son milieu, et, partant de ces auto-mutilations du corps qui est notre expérience quotidienne de la race, on en sort, on lâche ce produit, on sort de cette baignoire exiguë blanche, on se baigne dans l’océan, et l’on regarde alors nos peaux, leur beauté, leur vigueur, leurs histoires, leur vie.

Le corps alors comme une archive. Lire et puis écouter les blessures et scarifications sur ta peau. Y voir leur beauté.

Les films montrés sont donc comme des histoires, toujours ballottées, renvoyées, arrachées, et qui reviennent, vers elles-mêmes, en leur intimité, en la beauté de leurs parcours si multiples, entre l’Angleterre et le Nigéria avec Ngozi Onwurah, depuis la banlieue parisienne avec Mawena Yehoussi, entre la Guadeloupe et Rosny avec Annabelle Aventurin, entre le Canada, les USA et Haïti avec Miryam Charles... Et d’autres espaces et temporalités que vous pourrez ressentir dans ces moments partagés sur écran.

Un écran, qu’à un moment on quitte, pour partager, se voir, ensemble, discuter en bas, en haut, entre. Et boire, boire encore, s’embrasser et s’empoigner malgré la crise planétaire qui nous attaque. Malgré le froid et les regards.


Cette maison de Miryam Charles, Oyster Film, 2022.

Frantz Fanon, seul, alors sort du cinéma parisien, le crâne embrumé, il fait froid dans ce pays de merde, il y a de l’air glacé qui passe dans ton pantalon, passe et repasse, jusqu’à frotter ta peau, l’éclaircir, la blanchir, se réveiller sans visage. Il fait froid. Mais bientôt ce froid se transformera. Ça bout à l’intérieur. Il y a un feu. On regarde tout ces Français qui sortent de la salle de cinéma, ils rigolent, nous regardent, nous “dé-visagent”, et notre visage se craquelle, se brise, devient dur, comme du bois, impénétrable, mais il y a du feu, il y a de la beauté derrière ce masque que l’on est forcé de porter, derrière ce sourire que l’on doit plaquer sur notre visage endolori. Le feu va venir, d’une manière ou d’une autre. Bientôt, Frantz va fuir tout cela, fuir pour sa survie, va transformer son feu et sa violence, avec souffrance et avec joie, vers une révolte, vers un mouvement.

«(...) Je me sens une âme aussi vaste que le monde, véritablement une âme profonde comme la plus profonde des rivières, ma poitrine a une puissance d’expansion infinie. Je suis don et l’on me conseille l’humilité de l’infirme... Hier, en ouvrant les yeux sur le monde, je vis le ciel de part en part se révulser. Je voulus me lever, mais le silence éviscéré reflua vers moi, ses ailes paralysées. Irresponsable, à cheval, entre le Néant et l’Infini, je me mis à pleurer.”

Maxime Jean-Baptiste

À lire aussi :

Écoutez le battement de nos images d’Audrey et Maxime Jean-Baptiste, présélectionné au César 2023 du court métrage documentaire.

- L’édition 2021 du FCDEP.