Tout le monde aime Céline Devaux !
Présenté cette année en séance spéciale à la Semaine de la critique, à Cannes, le premier long métrage de la réalisatrice du Repas dominical, entre autres, débarque sur les écrans en cette rentrée, dès le 7 septembre.
“T’es un peu toc-toc, Jeanne Maier, un peu frappadingo”, lance Jean, heureux de reconnaître en son ancienne camarade de lycée, une sœur de névrose, fût-elle en plein déni. Pour Tout le monde aime Jeanne, son premier long métrage présenté en séance spéciale lors de la dernière Semaine de la critique, Céline Devaux a écrit une comédie de la dépression fidèle au “syndrome du fou-rire pendant un enterrement”. Comme dans ses courts métrages, la réalisatrice passée par les Arts déco mélange les matières d’images pour mieux panacher les tonalités de sentiments, du rire franc au profond désespoir. Un échec professionnel retentissant oblige Jeanne à se confronter à un pesant héritage familial mais la met aussi sur la voie de la naissance d’une idylle. Blanche Gardin prête à Jeanne sa silhouette rigide et ses lèvres serrées tandis que dans son esprit s’agite un petit personnage volubile. Ce petit fantôme asexué noyé sous une chevelure jusqu’aux pieds est un Jiminy Cricket à la langue déliée, qui la harcèle de commentaires et de conseils.
Le repas dominical (2015), court métrage d’animation fait de dessins à l’acrylique, consistait tout entier dans le monologue intérieur de Jean (nom générique des personnages masculins de la cinéaste). Au cours d’un déjeuner familial récompensée par le César du meilleur court métrage, le jeune homme éprouvait au contact de ses proches un maelström de confusion et d’affection. Le timbre fragile de Vincent Macaigne donnait à ce flux de pensée une interprétation débridée. La cinéaste en a gardé le goût de travailler avec des acteurs auteurs enclins à nourrir leur rôle.
Si Jeanne est bombardée d’émotions inconciliables, c’est qu’elle est surendettée et humiliée après s’être rêvée super-héroïne sauvant les océans de la pollution plastique. Ce grand écart entre gloire publique et incurie privée caractérisait déjà Vie et mort de l’illustre Grigori Efimovitch Raspoutine (2012), film de fin d’études dans lequel elle démythifiait l’influent personnage de la Russie tsariste en un petit être protéiforme et intrigant, mû par sa libido incontrôlable.
C’est dans les rues de Lisbonne que Jeanne promène son échec retentissant et croise la folie joyeuse de Jean que l’élégance de Laurent Lafitte empêche de faire sombrer dans le sordide. Si Céline Devaux a choisi pour décor la magnifique ville portugaise, c’est parce qu’elle y a elle-même connu une période de profonde mélancolie. Mais c’est surtout que cette capitale européenne incarne le monde que Jeanne fustige: le Portugal exsangue de la crise des subprimes a essayé de se relever du marasme économique en accueillant le vampirisme d’un tourisme peu soucieux de son bilan carbone et de son effet de gentrification.
Le musicien Flavien Berger, compagnon de route de la cinéaste depuis ses premiers films d’école a construit le chant de la ville à partir d’une partition mi-mélodique mi-bruitiste qui accompagne les sautes d’humeur de Jeanne. Dans Gros chagrin (2017), Swann Arlaud incarne Jean (toujours lui), à la recherche des éclats de bonheur perdus de sa relation avec Mathilde (Victoire Dubois) : les errances de l’esprit passent par la déconstruction du propos. Tout le monde aime Jeanne joue aussi d’un récit discontinu et disparate pour raconter à quel point la dépression rend sensible la profonde incohérence du monde.
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