Sans frapper : Alexe Poukine avant Palma
Le beau et nécessaire long métrage documentaire d’Alexe Poukine, par ailleurs réalisatrice de Palma, est diffusé en salles, à partir de ce mercredi 9 mars, à l’initiative de La Vingt-cinquième heure.
Après une première mondiale au festival suisse Visions du Réel – à Nyon, en... 2019 ! – suivie de deux ans de pandémie, Sans frapper, de la cinéaste belge Alexe Poukine, sort enfin en salles en ce 9 mars, au lendemain de la Journée internationale des droits des femmes.
Ce hasard de calendrier se prête avec beaucoup de cohérence à la date de sortie de ce précieux documentaire qui se penche sur ce qui distingue une simple “histoire de cul” d’un viol. Ambitieux et subtil, le film travaille le faisceau de préjugés qui entourent et construisent cette notion, du fameux désir masculin censément irrépressible à la présentation de la figure du violeur comme un “monstre”.
Ada Leiris, créditée au générique sous la mention “Témoignage et texte”, a dix-huit ans lorsqu’un soir, elle va dîner chez Julien, qui est vaguement un ami. Lors de cette soirée, Ada subit un acte brutal qu’elle ne parviendra à nommer que bien plus tard.
C’est le point de départ du l’événement intime qu’elle a livré à Alexe Poukine, laquelle a cherché pour le représenter une forme cinématographique qui rende justice à deux dimensions : le récit originel d’Ada, et les rapports de pouvoir systémiques qui s’y révèlent. Ada n’apparaît pas à l’écran. Plusieurs femmes et hommes “interprètent” le texte de son histoire. Peu à peu, ils quittent le “je” fictif pour revenir à leur propre première personne. Ils partagent leur regard sur cette histoire, analysent les émotions qui surviennent alors qu’ils incarnent le récit, réfléchissent aux éléments culturels qui ont façonné ces réactions.
Enfin, ils confient à leur tour des épisodes intimes, remontés à la surface consciente, en prise directe avec celui d’Ada. Cadré serrés, comme dans Ouvrir la voix d’Amandine Gay, ce bouquet de visages de tous âges forment une suite chorale où chaque parole résonne plus fort à mesure qu’on avance.
Le film progresse lentement et bouscule l’air de rien, en suivant un arc extrêmement sensible, fin et subtil. L’expression “sans frapper” évoque une entrée sauvage, par effraction, qui nous entraîne directement vers les points-clés du film, à savoir la zone grise et le consentement. La violence n’advient-elle qu’en frappant, n’opère-t-elle que par coups dont les impacts seraient impressionnants et les lésions visibles de l’extérieur ? À quel moment bascule-t-on dans l’agression ? Comment cerner ses contours ?
La grande richesse du film d’Alexe Poukine est de nous inviter à redéfinir des termes que l’on croyait acquis en soulignant les ambiguïtés de la violence et du statut de victime. Il permet de poser les mots sur la table pour observer le sens qu’on leur a prêté jusque là et, par extension, de s’interroger sur les éléments qui dictaient ce sens à notre insu. Au fil des témoignages, comme en assistant à un groupe de parole, s’opère un exercice de déconstruction.
En anglais, le film s’intitule Which that Does not Kill, dans une traduction fidèle au titre français qu’il portait à l’origine : “Ce qui ne nous tue pas”. L’expression a volontairement été laissée incomplète. La cinéaste la rejette, de concert avec l’une de ses interprètes : “Il y a des expériences qui font essentiellement désapprendre.” Pourquoi faire l’éloge de la douleur et prétendre, dans un esprit de positivisme forcené, qu’elle serait source de force ?
Le film suivant d’Alexe Poukine, un court métrage lumineux intitulé Palma, est actuellement à voir en ligne sur Brefcinema. Dans la lignée des brèches ouvertes ici, mais dans un tout autre registre, cette fiction met en scène la figure d’une mère fragile et prise en défaut. Une autre occasion de réfléchir aux injonctions qui pèsent sur les femmes à tous les âges de leur vie.
Si le mouvement #Metoo a constitué une révolution de l’écoute, la sortie de Sans frapper sera l’occasion de réaliser à quel point les salles de cinéma représentent un espace propice à son déploiement ainsi qu’au dialogue entre tous les publics sur ces sujets.
À voir aussi :
- Un entretien vidéo avec Alexe Poukine, à propos de Palma.
À lire aussi :
- Sans frapper présenté au Poitiers Film Festival en ligne” en 2020.