En salles 19/11/2021

Quatre récits pour un Ours d’or à Berlin

Primé à la Berlinale en 2020, Le diable n’existe pas de l’Iranien Mohammad Rasoulof va enfin trouver le chemin des cinémas, à partir du 1er décembre. En 2h30 et 4 histoires.

Reconnu internationalement pour les qualités de ses derniers longs métrages, tels Un homme intègre (2017), le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof propose dans son nouvel opus une plongée acerbe et envoûtante dans le contexte actuel de l’Iran. Le diable n’existe pas n’adopte pas une forme réaliste et linéaire, c’est au contraire son aspect fragmentaire et son système d’échos qui à la fois surprend et impressionne. Cela n’empêche pas une cohérence d’ensemble, puisqu’à travers les quatre parties qui le composent, Mohammad Rasoulof livre différentes manières d’aborder un enjeu : quels choix l’individu doit-il faire face aux pressions “biopolitiques” ? Plus précisément, il interroge la manière dont l’être agit — consciemment ou inconsciemment — à l’égard d’un État dont le but est de définir et de discipliner arbitrairement les comportements.

Mais la question rejoint vite ici celle de l’autoritarisme, puisque les rouages administratifs, politiques et militaires de la République islamique s’additionnent pour éviter la moindre prise de position éthique. La seule injonction est celle du respect, ou la révolte, envers ce qui est formulé par l’État. Dans un tel contexte, être un contradicteur, c’est non seulement s’exposer à la mort, mais c’est surtout lutter contre un mal dont on est la proie.


 
Ce que parvient à saisir le cinéaste iranien se révèle bien plus intéressant que s’il s’agissait d’un pamphlet simplificateur. Il préfère en effet laisser subtilement jaillir ce qui reste d’humanité dans un tel contexte. Dans le premier épisode, il raconte le quotidien d’un agent d’État s’adonnant aux pires tâches, derrière les apparences d’un père de famille bonhomme.

À travers l’exposition de son quotidien, le réalisateur prépare le spectateur à un moment sans conséquence apparente : l’homme est au volant de sa voiture, sur une route péri-urbaine déserte, il voit le feu passer du rouge au vert et n’appuie pas sur l’accélérateur. Il reste là quelques secondes, comme si un doute s’insinuait sur sa capacité à continuer, ou bien sur le sens de ses actes. Simple moment de faiblesse, ou signe d’un réveil ?


 
Si le deuxième et le troisième épisodes abordent plus particulièrement la question du couple, les deux autres parties interrogent l’enjeu familial. Mais en vérité, c’est du lien et de la confiance dont il est question dans l’ensemble des fragments. Dans une situation où l’éthique touche au cœur un individu, des formes de solidarité ne peuvent-elles pas naître entre des soldats et permettre à celui-ci de prendre les armes face à l’État, aussi puissant paraît-il ? Le lien amoureux est-il assez fort pour s’inventer dans un pays étranger et au-delà des assignations nationales ? Peut-on aimer, en revanche, un être dont on sait qu’il a tué notre père spirituel, même sous la contrainte ?

Mohammad Rasoulof soulève ces enjeux à travers le genre du drame moral, tout en évitant de produire un quelconque discours moralisateur. C’est à travers les détails qu’il travaille les questions les plus intimes et les plus politiques. Difficile dans ces conditions de ne pas songer certains films de Krzysztof Kieślowski, tant les personnages testent leurs limites face aux exigences d’un État inhumain. Le héros du troisième épisode affirme à cet égard : “Je suis prêt à tuer celui qui me demande de tuer.


 
Notons aussi que Rasoulof intègre constamment du suspense afin de mieux révéler la duplicité, le double langage, les mystifications ou encore les non-dits. À l’image du quatrième fragment, dont on ne comprend véritablement la trame qu’au cours des dernières minutes (au diapason du personnage de l’adolescente). Tout repose sur un hors-champ, souvent relié à une terreur commise ou subie, une intériorité marquée par l’indicible. Si Le diable n’existe pas est un profond et déchirant plaidoyer contre la peine de mort, il en parle toujours de biais, distillant des éléments significatifs ici-et-là. Une telle méthode permet de soulever parallèlement des enjeux importants : la place et le rôle des femmes, l’espace rural comme refuge des esprits libres, la fuite contrainte vers l’étranger, la transmission intergénérationelle, etc.

On peut s’interroger sur le sens de la dernière image de cette œuvre remarquable, puissante méditation sur le mal : on voit une voiture arrêtée au milieu du paysage rural. Cela semble une façon indirecte de mettre en doute la certitude qui semblait jusque-là prévaloir dans le cinéma iranien, d’Abbas Kiarostami à Jafar Panahi : l’habitacle d’un 4x4 est-il nécessairement le lieu de la révélation de la vérité sur la société iranienne ?

Mathieu Lericq

 

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