En salles 16/11/2024

Man Ray cinéaste

Sorti au cinéma cette semaine, Retour à la raison est un programme des quatre courts métrages réalisés par Man Ray, porté par une bande originale composée en 2023 par le groupe Sqürl, soit Carter Logan et Jim Jarmusch. L’occasion de republier un texte paru en 1997 dans la revue Bref sur ces œuvres rares, alors en lien avec une rétrospective au Centre Pompidou.

(…) Le cas de Man Ray cinéaste suscite, vu la personnalité et les opinions contradictoires du personnage concernant le sujet, de très nombreuses questions sur le profil, l’esthétique ou les buts de la première avant-garde. Selon l’ouvrage coordonné par Jean-Michel Bouhours et Patrick de Haas, Man Ray aurait assisté Marcel Duchamp dans des tentatives cinématographiques dès son arrivée à Paris en 1921, de même que certains plans du Ballet mécanique de Fernand Léger peuvent lui être attribués. Rien d’étonnant en l’occurrence, car il existait, dans les années 1920, une complicité entre les artistes. Artistes polyvalents pour qui le cinéma, discipline nouvelle, posait d’innombrables problèmes de définition et de catégorisation, et qui souvent s’opposaient aux cinéastes purs, même expérimentaux, comme Germaine Dulac ou Jean Epstein.

Dans ses écrits, Man Ray – comme les surréalistes, et inversement à Fernand Léger – se montre hostile à la notion d’expérimentation dans le 7e art. Il écrit au sujet d’Emak Bakia (photo de bandeau) : “Il ne s’agissait pas d’un film expérimental – je ne montrais jamais mes essais – ce que je montrais au public était l’aboutissement définitif d’une manière de penser aussi bien que de voir.” (page 18) (1). Le plasticien joue sur les mots et ne s’exprime pas aussi franchement qu’André Breton qui condamne sévèrement le formalisme de Germaine Dulac ou Jean Epstein qu’il taxe de gratuité. Au profit d’Un chien andalou de Buñuel et Dali qui exprimerait toutes les forces magnétiques du rêve. Selon une nomenclature actuelle, aussi bien Emak Bakia (Man Ray, 1926) que Le ballet mécanique (Fernand Léger et Dudley Murphy, 1924), La coquille et le clergyman (Germaine Dulac, 1928), Un chien andalou (Luis Buñuel et Salvador Dali, 1928), Jeux des reflets et de la vitesse (Henri Chomette, 1926) ou encore Rythmes 21 (Hans Richter, 1923) appartiennent au corpus de l’avant-garde historique. Qu’il soit abstrait (Rythme 21), symbolique (Un chien andalou) ou composite (Emak Bakia), ce type d’essai est représentatif de l’avant-garde des années 1920 qui s’oppose aux films narratifs traditionnels qui atteignent alors leur premier âge d’or. Ce qui différencie alors les divers pratiquants c’est le statut même du film. Si Germaine Dulac ou Fernand Léger tentent de théoriser un autre type de cinéma (pur, rythmique) et de l’inscrire dans le champ de l’avant-garde, les surréalistes, amateurs de bandes commerciales, l’y excluent. La subversion exercée par Un chien andalou relèverait, pour eux, du domaine général de la pensée, par delà la question de la forme. Heureusement que les œuvres dépassent souvent l’intention de leurs auteurs !

Cette aporie théorique sera le grand talon d’Achille des surréalistes en matière de pensée sur le cinéma. Des auteurs contemporains comme P. Adams Sitney ou Patrick de Haas, entre autres, recycleront et recontextualiseront l’apport des films surréalistes tant dans le domaine des avant-gardes historiques que dans les courants expérimentaux contemporains. Ce long préambule était absolument nécessaire pour tenter d’y voir plus clair dans les films de Man Ray. Peintre photographe bricoleur dadaïste de surcroît en ce début des années 1920, Man Ray s’intéresse à la matérialité des supports et aux nouvelles techniques : il fera avec Duchamp des tentatives de films en relief, et projettera en 1925 des images associées à des sons et à des parfums. C’est dans cette optique à la fois radicale et iconoclaste qu’il conçoit son premier film connu, Le retour à la raison (photo ci-dessus). Tristan Tzara lui annonce, en juillet 1923, qu’il doit fournir un film pour la manifestation dadaïste, Le cœur à barbe, qui se tient le lendemain. N’ayant ni temps ni matériel, le photographe tente l’expérience du film sans caméra : “Je me procurais un rouleau de pellicule d’une trentaine de mètres, m’installais dans ma chambre noire, où je coupais la pellicule en petites bandes que j’épinglais sur ma table de travail. Je saupoudrais quelques bandes de sel et de poivre... sur les autres bandes je jetais, au hasard, des épingles et des punaises. Je les exposais ensuite à la lumière blanche pendant une ou deux secondes comme je l’avais fait pour les rayographies, inanimés. Puis j’enlevais avec précaution le film de la table, débarrassais les débris et développais le film dans mes cuves.” (page 29). Man Ray alterne négatif et positif et adjoint quelques plans tournés avec une caméra. Le résultat, quoique issu d’une provocation, est proche, en plus d’aléatoire, des premiers films abstraits de Hans Richter, qui, lui, avait théorisé sa démarche.

Lorsqu’on regarde les quatre films réalisés par Man Ray dans les années 1920 (Le retour à la raison, Emak Bakia, L’étoile de mer, Les mystères du Château du dé), ils apparaissent comme les archétypes-mêmes de l’avant-garde cinématographique des années 1920. Toutes les recherches, en général pratiquées par des individus différents à cette époque, s’y donnent rendez-vous. Il serait, avec Hans Richter, celui qui aurait le mieux testé toutes les potentialités de l’avant-garde historique.

Tandis que Le retour à la raison est une tentative de cinéma abstrait originale, ne provenant pas d’essais picturaux (contrairement à l’abstraction filmique allemande), Emak Bakia (1926), qui marque le glissement du plasticien vers le surréalisme, est, comme Le ballet mécanique ou Filmstudie de Richter réalisé la même année, une sorte de bilan de tout ce qui préoccupait l’avant-garde à l’époque : abstraction, présence d’objectifs de caméra et d’yeux désignant la démarche de l’artiste comme acte cinématographique conscient, montage rythmique de visages, de jambes, vitesse machinique des rues... Conçu selon les principes de l’automatisme et de l’onirisme prônés par les surréalistes, Emak Bakia n’est pas apprécié par ces derniers qui y pointent, avec raison, un important travail sur la forme cinématographique qui fait de l’onirisme un simple prétexte.

En 1928, Man Ray tourne L’étoile de mer (photo ci-dessus) d’après un poème-scénario de Robert Desnos. Un grand nombre de thèmes surréalistes s’y trouvent illustrés : le rêve, le désir contrarié, l’attirance pour les symboles, notamment l’étoile de mer censé représenter un “vagin denté”, pour laquelle le héros abandonne la femme qu’il vient de séduire et qui s’offre à lui, nue ! Satisfait du film, Desnos écrit : “Il ne s’agissait pas de créer une œuvre d’art ou une esthétique nouvelle mais d’obéir à des mouvements profonds originaux et, par la suite, nécessitant une forme nouvelle.” (page 78). Heureusement, le film dépasse, encore une fois, ce frein “anticinématographique” que l’orthodoxie surréaliste veut lui imprimer : le cinéma n’aurait pas d’autre pertinence que celle de révéler, comme le rêve, le psychisme humain. Le statut de l’objectif de la caméra est nettement exposé par des plans pris à travers un verre opaque. La nature de l’image est à nouveau remise en cause, d’une manière différente de celle qui prévalait dans Le retour à la raison : la présence de textes, de graphisme sur sa surface, tente de donner une plasticité aux lettres, aux concepts.

Les mystères du Château du dé (photo ci-dessus) est une commande du Vicomte de Noailles, célèbre mécène qui financera l’année suivante L’âge d’or de Luis Buñuel et Le sang d’un poète de Jean Cocteau. L’aristocrate souhaitait mettre en valeur sa villa d’Hyères grouillant d’invités. Man Ray y alterna plans à caractère documentaire et intrigue vaguement inspirée des serials et rendue plastiquement par les visages des convives recouverts de bas de soie. On note aussi la présence d’énormes dés à jouer qui évoquent le célèbre vers de Mallarmé : “Un coup de dés / jamais n’abolira / le hasard”, également reproduit en intertitre. Le film évoque, par moment, La glace à trois faces, de Jean Epstein (1927), un “esthète” honni par les surréalistes, et anticipe un peu aussi sur les home movies d’après-guerre.

Après ce film, Man Ray, homme plein de contradictions, arrête sa carrière officielle de cinéaste : le parlant lui semble trop lourd à gérer, cela l’empêche de se consacrer à la photographie qu’il préfère. Néanmoins il tournera tout au long des années 30 de petits films en 8, 9, 5 ou 16 mm. Le Centre Pompidou les a restaurés et montrés. Il s’agit de films intimes, non destinés à l’origine à être projetés en public : plans d’ateliers (L’atelier du-Val-de-Grâce, 1935), mini-sketches célébrant la femme aimée (Poison, 1933-35 avec Meret Oppenheim), Juliet (vers 1940), le seul de ces films un peu esthétisants où on voit un visage de femme derrière un vitrail qui rappelle un fameux plan (postérieur ?) de Meshes of the Afternoon de Maya Deren (1943). La Garoupe (1937, tourné en couleur), le seul opus de cette catégorie qui semble achevé et où on retrouve Picasso, Éluard... est un peu un journal de bord (de l’art) qui anticipe sur les diaries de Jonas Mekas. Ces films “inachevés” sont emblématiques de toute l’avant-garde cinématographique qui hiberne durant les années 1930. Man Ray reviendra au cinéma “traditionnel” avec sa participation à l’anémique et désuet Dreams That Money Can Buy, réalisé par Hans Richter (1945) et où d’autres grands noms de l’art moderne se sont fourvoyés. Le destin de Man Ray cinéaste épouse les circonvolutions et les contradictions de l’avant-garde historique dont il a représenté, avec quatre films exemplaires, toutes les tendances. Travaillant à chaque fois profondément le matériau-film (impression sans caméra, mélange d’éléments abstraits et figuratifs, rendu de la vitesse du monde machinique moderne par l’objectif de la caméra, exploration des fantasmes...), il a été obligé, dans son travail, de prendre le cinéma au sérieux, beaucoup plus que ses amis surréalistes orthodoxes. Heureusement pour le cinéma d’avant-garde.

Raphaël Bassan

1. Man Ray, directeur de mauvais movies, sous la direction de Jean-Michel Bouhours et Patrick de Haas, Centre Georges-Pompidou 1997. Les pages qui suivent les citations renvoient à cet ouvrage.

Article paru dans Bref n°35, novembre 1997. 

À lire aussi :

- À propos du livre Cinéma absolu. Avant-garde 1920-1930 de Patrick de Haas, paru en 2019.