DVD 25/09/2023

Visite à Su Friedrich

C’est sous ce titre que sort, chez Re : Voir, en DVD, le 12e opus de la série “Cinexpérimentaux” consacrée à la documentation sur les cinéastes de recherche internationaux. Ce projet a été initié en 2000 par Frédérique Devaux et Michel Amarger. Steve Dwoskin, Marcel Hanoun, Rose Lowder ou encore Stéphane Marti ont ainsi été du voyage.

Dans cette nouvelle édition, la cinéaste américaine Su Friedrich (à propos de laquelle une étude dans notre numéro 110 est à retrouver ci-dessous) est longuement interviewée alors que s’entrecroisent les divers films qu’elle a réalisés depuis ses débuts dans les années 1970. Pas de glose, pas de théorie : la parole est entièrement celle de l’auteure. Quatre de ses films sont également au menu du DVD.

Figure cardinale du  cinéma expérimental, documentaire, queer et féministe américain, Friedrich a exploré toutes les excroissances plastiques que sa prise de position éthique, esthétique, humaine impliquait durant son parcours (voir notre étude). Le film de Devaux et Amarger donne une place privilégiée aux rapports entre Su et sa mère, une Allemande née en 1920 et qui a grandi en Allemagne nazie : The Ties that Bind (1984), remarquable dialogue entre la mère et la fille et exemple de cinéma subjectif donne une idée du travail de la cinéaste.

Visite à Su Friedrich a eu son avant-première au Centre Simone de Beauvoir, en présence de la réalisatrice, le 18 septembre dernier, et The Ties  that Bind a été présenté le lendemain au Luminor par Light Cone, qui distribue ses films, accompagné d’un film tardif, à nouveau sur la mère de Friedrich nonagénaire : I Cannot Tell You How I Feel  (2016). Le travail de Friedrich est multiforme. Ainsi, elle a ouvert un site qui répertorie toutes les monteuses des films des grands auteurs du 7e Art (Godard, Buñuel, Herzog), dont la plupart sont injustement ignorées.

Raphaël Bassan

Voyage avec Su Friedrich, collection “Cinexpérimentaux” #12, Re : Voir Vidéo, DVD, 19,90 euros.
Inclus, 3 films de Su Friedrich : But no one (1982, 9 min), Seeing Red (2005, 28 min) et Cinetracts (2020, 2 min), ainsi que le document Microcomsme (2015, 4 min). 

À lire aussi : l’article sur Su Friedrich paru dans Bref n°110 (2013) : 

LES DOCUMENTAIRES EXPÉRIMENTAUX DE SU FRIEDRICH

Les films de la cinéaste new-yorkaise Su Friedrich retenus par les programmateurs des Rencontres du cinéma documentaire (du 23 au 30 novembre 2013) appartiennent à sa veine autobiographique. Elle est, avec la Californienne Barbara Hammer, une des représentantes majeures du cinéma lesbien à s’exprimer, dès les années 1970, à partir du territoire du cinéma expérimental à tendance documentaire.

Après un premier essai sonore, Hot Waters (1978), Su Friedrich, née en 1954, tourne jusqu’en 1984 des films silencieux en noir et blanc, denses et composites ; des plans de diverses sources, dont une grande partie est due à la cinéaste ou à ses proches, mâtinés d’images de found footage, sont ralentis à la tireuse optique, refilmés, et souvent scratchés. L’ensemble débouche sur un cinéma organique d’une grande richesse. Ses œuvres décrivent des cercles concentriques qui partent de l’inconscient (Gently Down the Stream, 1981 – visuel ci-dessous –, et But no One, 1982), pour se décliner en fabuleux journaux familiaux (The Ties that Bind, 1984, et Sink or Swim, 1990).

Au royaume des rêves

Gently Down the Stream (d)écrit quatorze rêves de la réalisatrice, dont le texte est directement gravé à même la pellicule alors qu’à l’image on voit, figure récurrente chez Friedrich, des eaux de rivières, de piscines, où s’ébattent des nageuses au milieu d’icônes du Christ et de la Vierge. Les rapports entre ce qui est écrit (puis plus tard dit) et montré sont occasionnels ou, au mieux, allégoriques. “Je suis plus intéressée à trouver des voies pour intégrer la (dure) sagesse des rêves dans ma vie plutôt que d’analyser la structure et la fonction des rêves à travers un système donné (freudien, jungien, etc.)”, écrit l’artiste. Les mots, gravés à même le support argentique, apparaissent soit sur des espaces noirs, soit contaminent l’image. Ces courtes bandes véhiculent des fantasmes lesbiens. Les films de Su Friedrich sont comme suspendus, oniriques, rarement provocateurs ou directement revendicatifs. But no One (photo ci-dessous) reprend la technique du court métrage précédent, mais ne traite que d’un seul rêve, très désarticulé et proche d’un poème surréaliste : “Dans les cieux noirs, un garçon obèse se tient sur un rebord... des bébés de toutes races dérivent sur un canal.” À l’image, on voit des poissons en gros plans, des prostituées, des rues sombres, des hommes au travail.

Avec The Ties that Bind et Sink or Swim, la cinéaste échafaude un diptyque familial qui se poursuit sur un demi-siècle. Les deux films recourent à des stratégies visuelles et sonores différentes, créant un matériau dense et hydrique que la cinéaste enrichit jusqu’à Hide and Seek (1996, photo ci-dessous).

Dans le premier, Su interroge sa mère (ses questions sont scratchées à même la pellicule, la seule parole qu’on entend est celle de l’interviewée) sur son passé de jeune Allemande qui a vécu la période nazie. Le second est une ode poétique et distanciée adressée, sous une forme très sophistiquée, à son père, Paul Friedrich, un linguiste américain, qui a quitté sa famille. Su Friedrich, comme de nombreuses femmes cinéastes, rompt avec l’apolitisme de la plupart de ses aînés, structurels ou diaristes qui s’exprimaient dans le champ du cinéma expérimental américain.

Saga familiale

Lorsque The Ties that Bind (photo ci-dessous) débute, nous sommes en 1933. Lore Bucher, la mère de Su, a treize ans. La cinéaste veut savoir comment cette femme a traversé cette période. Ses questions sont parfois inquisitrices. Lore dit que sa famille était opposée aux nazis. Il ressort du film que si Lore et sa famille n’étaient pas pronazis, ils n’ont rien fait pour s’opposer au régime. Avec la guerre, la vie de Lore se détériore, ses rêves de devenir musicienne en herbe s’évanouissent et elle doit travailler comme secrétaire dans une administration très contraignante.

Dans ce film, textes (grattés sur la pellicule), images et sons se correspondent, une fois n’est pas coutume. La mère apparaît à l’image, des journaux et revues d’époque sont confrontés à des images et des textes contemporains nous signifiant que l’antisémitisme renaît en Amérique dans les années 1980. À la Libération, Lore épouse un Américain, Paul Friedrich, et s’installe sur le Nouveau Continent. On voit, dans The Ties that Bind, des petites séquences amateur tournées par le couple au tournant des années 1940-1950. Tout comme Barbara Hammer (voir Resisting Paradise, 2003), Su Friedrich alterne, dans ses films, recherches formelles et réflexions sur le sort des discriminé(e)s ethniques ou sexuel(le)s.

Sink or Swim (photo ci-dessous) pourrait se raccorder à The Ties that Bind, car c’est une ode remplie d’amertume qu’adresse Su à son père qui a quitté le foyer en 1965. Mais la construction de ce film est différente. En vingt-six saynètes, chacune autonome, et titrées dans l’ordre inverse de l’alphabet, allant de “Zygote” à “Aphrodite” en passant par “Utopie”, la cinéaste isole des moments précis de son rapport au père, et tente de nouer un dialogue avec lui jusque dans les choix formels complexes du film que le linguiste Paul Friedrich devrait se faire un devoir de déchiffrer.

Une voix off enfantine psalmodie sur ce magma d’images denses qui va de vues d’amibes à des paysages lacustres. Au début, Su se désigne en “fille” : “Comme le père de la jeune fille était un anthropologue et un linguiste, il lui raconta de nombreuses histoires sur la manière dont les autres peuples célèbrent les rites de la naissance, de la puberté, du mariage et funéraire”, puis en femme, “Depuis que la fille est devenue femme, elle et son père ont essayé de rester en termes amicaux. Ils s’écrivent fréquemment et se voient rarement.” La cinéaste ne tombe jamais dans le pathos, et son écriture riche et maîtrisée lui permet d’évoquer avec dandysme tous les sujets.

Friedrich en miroir

Les trois derniers films s’attachent à formaliser des événements précis (sauf Hide and Seek) survenus à l’artiste. Hide and Seek se situe au milieu des années 1960 et décrit, de manière pointilliste, quelques jours de la vie quotidienne de l’écolière Lou, âgée de douze ans (Su elle-même assurément !). On pense, au début, que ce film est constitué de bandes préexistantes remontées, y compris les séquences avec Lou. S’il y a quelques extraits de films d’éducation sexuelle, le corps du film est une fiction. La discrétion des maquillages fait étrangement penser à un film d’époque. Ce travail de Friedrich est facilité par le fait qu’elle arrive à unifier, depuis plus de quinze ans, les matériaux provenant de diverses sources, à les vieillir, et à en faire des organismes uniques. La fiction est minimale ; Lou se prend d’amitié pour une autre fillette sans savoir quel sentiment les lie. Ce qui constitue le corps de la fiction provient d’entretiens avec des lesbiennes adultes se remémorant des moments de leur enfance. L’une évoque son attirance pour son institutrice, et l’enseignante de la fiction se pare d’un profil ambigu. Une autre femme dit qu’elle a caché la photo d’une actrice nue dans un coffret pour l’admirer, et on voit Lou et ses amies feuilleter des numéros de Playboy qui traînent sous un lit. Beaucoup de choses demeurent à déchiffrer après la fin du film.

Rules of the Road (1993, en couleurs comme le suivant) est plus direct dans son propos. Il évoque, de manière “désincarnée”, l’histoire d’une rupture entre Su et une de ses amies, à travers la fétichisation d’un Break 1983 qui a appartenu aux deux femmes. À part des mains qui distribuent des cartes, il n’y a aucun humain à l’image, mais une flopée de voitures d’où se dessinent une infinité de voitures semblables à celles partagées par les amantes. Regrets et aventures burlesques sont narrés en voix off.

Dans The Odds of Recovery (2002, photo ci-dessus), Su Friedrich évoque les opérations qu’elle a subies depuis ses vingt-deux ans à cause d’un grave déséquilibre hormonal. Elle est présente à l’écran et s’interroge sur sa santé, et sur l’avenir de sa vie sexuelle que sa maladie risque d’affecter. Curieusement, ce film qui devait être le plus tragique se termine sur une note positive : la compagne de Su l’a longuement attendue durant son absence.

Raphaël Bassan

Les citations proviennent des documents inclus dans l’édition DVD Outcast Films.

À lire aussi :

- Sur le livre Agir le cinéma, écrits sur le cinéma expérimental (1979-2020) de yann beauvais, par Raphaël Bassan.