2020 - 59 minutes
Portugal - Fiction
Production : Mirabilis
synopsis
La vie paisible d’un tueur en série à Lisbonne est bouleversée lorsqu’un incident inhabituel le transforme soudain en star des réseaux sociaux.
biographie
Carlos Conceição
De nationalité portugaise, Carlos Conceição est né le 5 août 1979 en Angola. Il est diplômé en 2006 en littérature romantique anglo-saxonne, ainsi qu’en réalisation, à l’École supérieure de théâtre et de cinéma de Lisbonne.
Peu après, il débute dans la réalisation de vidéos expérimentales, de clips musicaux et d’installations, avant se lancer dans le cinéma. Il réalise le court métrage Versailles en 2013 et poursuit avec Boa Noite Cinderella (Good Night Cinderella), sélectionné à la Semaine de la critique en 2014.
Après un documentaire, Wake up, Leviathan, en 2015, c’est à la Quinzaine des réalisateurs qu’il revient, en 2018, avec Coelho Mau (Mauvais Lapin), coproduction franco-lusitanienne sélectionnée.
Son premier long métrage est un film de science-fiction, Serpentario, présenté au Festival du film de Berlin en 2019. Un second suit en 2022, intitulé Nação Valente. Il revient sur la fin de l'occupation coloniale de l'Angola par le Portugal.
Entre les deux, le réalisateur a signé un moyen métrage d'à peine moins d'une heure de durée, Um fio de baba escarlate. Le film a connu une belle carrière festivalière, passant notamment, en France, par le Festival du cinéma de Brive et le Festival européen du film fantastique de Strasbourg.
Critique
Le cinéaste portugais Carlos Conceiçao (déjà auteur de Mauvais lapin en 2017) propose avec ce moyen métrage une variation autour du slasher gothique, une sorte de giallo à l’ère des réseaux sociaux. Um fio de baba escarlate, soit en français “Un filet de bave écarlate”, nous offre en pâture, dans un récit plein d’ironie et de distance critique, un jeune homme à la gueule d’ange qui tue régulièrement, dans Lisbonne et ses alentours, et surtout des jeunes femmes. Propulsé star des réseaux sociaux sur un malentendu, nous observerons l’influence de sa courbe de popularité sur son destin. Dans un exergue placé en préambule, Carlos Conceiçao cite Ted Bundy, qui incarne pour lui “le premier serial killer créé par la pop culture. Son procès a pris la tournure d’un feuilleton. Son image a été fabriquée comme celle d’un footballeur ou d’un héros de fiction. Et ses fans étaient prêts à mourir sous ses coups.”(1).
La typo sanglante du titre est une allusion directe au gothique, genre littéraire né en Angleterre au XVIIIe siècle, auxquels appartiennent des textes comme Le château d’Otrante (Horace Walpole, 1764), jusqu’au Frankenstein de Mary Shelley (1818). Carlos Conceiçao en a été abreuvé après les avoir étudiés à l’université avant d’entrer en école de cinéma. On retrouve dans le gothique la notion de sublime, ce sentiment écrasant, à caractère inhumain, qui dépasse nos capacités émotionnelles ou intellectuelles. Il est possible d’y accéder par le biais de la peur qui est, selon Edmund Burke, le principal théoricien du genre, l’émotion laissant la trace la plus forte. Le but du sublime étant l’élévation, la représentation de la verticalité est un enjeu prégnant dans ces œuvres. Ici, la toute première victime se suicide en se jetant dans le vide depuis le haut d’un roof-top lisboète, au terme d’un plan séquence époustouflant qui nous accueille dans le film. Cette ouverture semble emblématique de cette filiation, avec le spectacle de sa chute qui lance le récit. Nous voilà spectateurs de ce premier naufrage, mis en scène dans une expérience esthétique étrange et effrayante, autant que majestueuse.
Si les racines de la littérature gothique se trouvent originellement plutôt en Europe du Nord, en Angleterre et en Allemagne, l’un de ses dialogues avec le sud s’est aussi noué en Italie par l’entremise du cinéma, à travers le giallo(2). Cette série de films d’horreur italiens apparue entre les années 1960 et 1980 contiennent en sous-texte des critiques acerbes de la politique et de la société de leur époque, et des traumatismes refoulés de l’histoire italienne. C’est dans leur imagerie sanglante que vient puiser le film de Carlos Conceiçao, dans ses motifs du poursuivant et des poursuivies, des scènes de meurtre sexualisées, qui se classent du côté d’un imaginaire cauchemardesque et transgressif. On retrouve cette outrance dans la dimension grotesque de Um fio..., dans son design sonore qui crée le malaise en insistant sur le cuir sur la banquette de la voiture ou les râles d’agonie. Autant d’éléments qui agissent comme de petits électrochocs.
Dans l’histoire des images, des récits et des arts en général, les meurtres de femmes sont un motif récurrent qui mérite d’être questionné. Mais si ce film, fidèle aux codes du giallo, échoue au test de Bechdel, c’est dans la conscience de la caricature. La comédienne Joanna Ribeiro, qui prête son visage à chacun des personnages de victimes sans nom du scénario, témoigne ainsi de son expérience : “J’adore les scènes de meurtre, car la mort est une expérience que je ne connais pas encore. Ces scènes devraient symboliser toutes les femmes qui meurent à cause des hommes. La cause du premier décès n’est pas explicitée, mais je considère qu’elle commet ce geste parce qu’elle a eu le cœur brisé. C’est une réalité, nous devons en parler, nous devons la montrer. Sans quoi, on oublie. C’est ça le problème lorsqu’on ne parle pas de quelque chose. On finit par oublier.”(3)
Comme dans le roman gothique, où les personnages ont tendance à appartenir à l’aristocratie, Matthieu Charneau incarne un tueur qui semble à la base être un dandy dilettante, lisse et cruellement transparent, mais qui finit par devenir influenceur. C’est la figure du “mâle alpha” qui est tournée en dérision, le super-héros disposant d’une panoplie d’accessoires, d’une voiture de luxe et d’un bateau. Il se débarrasse du corps de sa victime sur l’eau, dans un plan qui fait écho au Funny Games de Michael Haneke (1997). Carlos Conceiçao s’intéresse ici à la pure altérité : “Ces dernières années, je vois se répandre la conviction qu’un(e) cinéaste ne devrait pas filmer ce qu’il ou elle condamne. Je ne souhaite pas adopter cette posture. Je désire essentiellement comprendre les personnes les plus éloignées de moi-même, donner chair à un personnage dont je ne suis en rien le reflet, à l’ennemi. Peut-être même raconter l’histoire du point de vue d’un personnage que je souhaite ridiculiser.”(4) Preuve en est avec un parti-pris formel radical qui participe ici de la dimension critique du film : l’absence de dialogues, avec des personnages si archétypaux qu’ils sont dépourvus de la parole.
Le film d’horreur est pétri des angoisses et fantasmes propres aux temps dans lesquels il s’inscrit. Et Conceiçao explore ici la folie induite par le patriarcat et l’ère du numérique à la lumière de l’obscurité gothique. Il appartient à cette génération de cinéastes portugais caractérisée par une grande exigence, un refus vigoureux des codes narratifs et esthétiques dictés par l’industrie, au profit d’une expérience dont l’ambition est tout autant de questionner son médium que notre place de spectateur.
Cloé Tralci
(1), (3) et (4) Citations extraites d’un entretien de l’autrice avec le réalisateur, qui a aussi transmis l’une des questions à sa comédienne.
(2) Pour approfondir la question, se reporter à l’émission très éclairante – et en accès libre – de Clémentine Meyer, consacrée à la question sur sa chaîne YouTube “Cinéma et politique”
Réalisation et scénario : Carlos Conceição. Image : Vasco Viana. Montage : António Gonçalves. Son : Rafael Gonçalves Cardoso. Musique originale : Hugo Leitão. Interprétation : Matthieu Charneau, Joana Ribeiro, João Arrais, Leonor Silveira et Teresa Madruga. Production : Mirabilis.