
1968 - 13 minutes
Belgique - Fiction
Production : Chantal Akerman
synopsis
Une jeune fille vaque chez elle, dans un immeuble, avant de faire exploser sa cuisinière.
biographie
Chantal Akerman
Née le 6 juin 1950 à Bruxelles, Chantal Akerman est issue d'une famille juive émigrée venant d'Europe de l'Est. La déportation de sa mère est u traumatisme qui marquera toute sa filmographie.
Elle découvre très tôt sa vocation pour le cinéma, devant Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, et est admise en 1967 à l'Insas, où elle ne fait que passer, hostile au cadre rigide de l'école. elle n'a que dix-huit ans lorsqu'elle réalise son premier court métrage, Saute ma ville, où s'affirme déjà une certaine radicalité.
Elle s'installe alors à New York, où elle fréquente les milieux de l'avant-garde et du cinéma expérimental, qui aura une importance constante sur son inspiration. De retour en Belgique, elle réalise son premier long métrage : Je tu il elle (1974). Elle enchaîne avec Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, quasi huis-clos de 200 minutes interprété par Delphine Seyrig et considéré comme l'une des œuvres les plus influentes de la modernité cinématographique et pièce essentielle d'un cinéma féministe. Le film sera par la suite élu, en 2022, meilleur film de tous les temps dans le classement décennal de la revue Sight and Sound.
Chantal Akerman a ensuite mené une œuvre oscillant entre fiction (Les rendez-vous d'Anna, Toute une nuit, Golden Eighties, etc.), et documentaire, tournant entre la France, la Belgique, les États-Unis (Sud et De l'autre côté), mais aussi la Russie (D'Est), ou encore Israël (Là-bas), jusqu'à une veine directement intimiste, de News From Home en 1977 à son dernier film, No Home Movie, consacré à sa mère, en 2015.
En 2002, Chantal Akerman s'est lancée dans une libre adaptation libre de La prisonnière de Marcel Proust, La captive, qui réunissait Sylvie Testud, Stanislas Mehrar et Olivia Bonamy. En 2004, le Centre Pompidou de Paris lui a consacré une exposition et a retracé l'ensemble de sa carrière.
Chantal Akerman a mis fin à ses jours le 5 octobre 2015, à Paris, à l'âge de soixante-cinq ans.
Critique
“D’une certaine manière, c’est l’opposé de Jeanne Dielman. Pas vraiment, mais il a quelque chose à voir. (...) C’est moi dans une cuisine en train de faire des choses... J’ouvre le robinet et l’eau m’asperge le visage, ce genre de trucs, un peu comme une tragi-comédie. Et après ça, je me suicide. Tout est au même niveau, très rapide, voilà.” (1)
Ainsi Chantal Akerman décrivait-elle Saute ma ville, interviewée par l’écrivaine américaine B. Ruby Rich à Chicago en 1976. À dix-huit ans seulement, la jeune Belge ayant flâné à New-York et Paris réalise son premier film en noir et blanc, en une nuit seulement et en 35 mm. Elle y joue l’unique personnage, jeune femme qui a gardé un visage poupin, qui court dans les escaliers en criant “Pipiiiiii”. Un besoin pressant de regagner ce chez-soi autant que de réaliser son premier film. Enfantine et autodestructrice, maladroite et hyperactive, sa persona est une sorte de Charlot féminin qui veut bien faire, mais rate allégrement, rate encore, jusqu’à épuisement de ses forces. La frénésie de sa chanson bouche fermée a effectivement quelque chose de burlesque, et va dans la surenchère de ses gestes domestiques (cirer ses chaussures, passer la serpillère) d’abord gauches, puis de plus en plus inadaptés jusqu’à devenir furieux et portés à la destruction.
Au centre de cette cuisine de toutes les aliénations, le four qui sera un motif récurrent de l’œuvre de la cinéaste. Incarnant Jeanne Dielman dans le film éponyme réalisé par Akerman à vingt-cinq ans, Delphine Seyrig passe une grande partie de sa journée sans fin devant sa cuisinière, à préparer inlassablement le même repas. Dans Demain on déménage (2004), la maîtresse de maison (Aurore Clément) y oublie le poulet destiné à ses invités qui, en brûlant, déploie des nuées de fumées qui font envahissent tout l’appartement.
L’explosion finale de Saute ma ville, dont les déflagrations sont entendues sur un carton noir, sonne trop “cinéma” pour ne signifier que la disparition de ce personnage comète qui déploie l’énergie de son désespoir. On peut y entendre résonner deux colères qui ne lâcheront jamais la cinéaste : celle concernant l’injonction faite aux femmes d’être aux fourneaux que la jeune réalisatrice dynamite en même temps qu’elle fait imploser l’image manquante, celle des fours crématoires que sa mère Natalia, survivante des camps de la mort, se refusera toujours à lui raconter, et qui en deviendront l’image manquante et omniprésente de son œuvre.
Raphaëlle Pireyre
1. La citation est tirée du remarquable ouvrage en trois volumes coordonné par Cyril Beghin aux éditions de L’Arachnéen : Œuvre écrite et parlée, 1968-2015 (2024).
Réalisation et scénario : Chantal Akerman. Image : René Frutcher. Montage : Geneviève Luciani. Son : Patrice. Interprétation : Chantal Akerman. Production : Chantal Akerman.