
Perdre Léna
Mathilde Profit
2023 - 24 minutes
France - Fiction
Production : Apaches Films
synopsis
Un samedi matin à l’arrêt de bus près de son lycée, Cécile rencontre Léna et lui vient en aide. Entraînée dans une histoire qui n’est pas la sienne, Cécile voit lentement la trajectoire de sa journée bouleversée.
biographie
Mathilde Profit
Mathilde Profit est sortie diplômée de la Fémis en département scripte en 2009. Depuis, elle a travaillé à ce poste, aux côtés de Serge Bozon, Mikael Buch, Leos Carax, Alice Diop, Valérie Donzelli, Sophie Fillières, Nicole Garcia ou encore Noémie Lvovsky.
En 2021, elle réalisait son premier court métrage, axé sur un tandem père/fille incarné par Satya Dusaugey et Luna Carpiaux : Un adieu. Le film fut nommé au César du meilleur court métrage 2021 et présenté dans de nombreux festivals. Il obtient également le Prix Jean-Vigo du court métrage 2020.
Perdre Léna, toujours produit par Apache Films, suivit de près, participant aux Prix Unifrance du court métrage en 2023. Sa réalisatrice passe alors au format du long métrage à travers Le courage des oiseaux, dont le tournage est prévu dans le courant de l'année 2026.
Critique
Il y a des personnages que l’on pressent comme “à côté” (l’héroïne de ce film en fait partie – littéralement d’abord : bloquée à un arrêt de bus qui ne vient pas), et puis des films eux-mêmes comme en recherche ou à contre-sens. Perdre Léna est de ceux-là. Apparaissant dans l’ombre d’un premier court métrage célébré (Un adieu, lauréat du Prix Jean-Vigo 2020), il résonne en creux de son prédécesseur, moins engageant, plus ténébreux.
Un adieu, en effet, actait dans une sorte de ligne claire une entrée dans l’âge adulte et l’émancipation d’une jeune femme que son père accompagnait de la province jusqu’à Paris pour qu’elle y poursuive ses études. Derniers moments ensemble, premiers échanges sans fards, s’y lisaient tout aussi bien un début, une émancipation (point de vue de l’héroïne) qu’une fin, un lâcher-prise (point de vue du père), en tous cas un nouveau départ, une nouvelle manière de “faire famille” pour les deux : c’était juste, sensible et bouleversant. Perdre Léna, dont le récit à tiroirs se déploie dans un laps de temps de quelques heures lui aussi, raconte peu ou prou la même chose (un mouvement intime, une décision), mais autrement.
Cécile vit “à côté”, donc. À côté de ses condisciples du lycée (isolés au début dans des plans fixes dans lesquels elle ne figure pas : son point de vue à elle, sans doute) ; à côté de sa famille, de ses deux frères aînés, de ses parents (simples silhouettes) ; comme bloquée, en marge, encore engluée dans une adolescence s’éternisant. Une autre vie est-elle possible ? Un autre film (qu’une énième chronique des années lycée) est-il envisageable ? L’exigence de ce deuxième court vient de ce que ces possibles – réels, oui – n’y sont qu’esquissés, à la mesure paradoxale et indéterminée de ce que Cécile désire, de ce que Cécile redoute. Soit : une vie romanesque, un grand amour, des sentiments forts, des élans. Alors, quand elle croise, à l’arrêt de bus, une femme mystérieuse, tourmentée, une fiction s’enclenche, celle que nous voyons, certes, mais surtout celle que l’imaginaire de cette Bovary de poche (et le nôtre, pas mal aussi) nourrit. De cette femme, Léna, nous ne saurons presque rien, mais les hypothèses s’offrent nombreuses. Plusieurs histoires sont possibles et Cécile s’engouffre un peu contre son gré dans l’une d’entre elles.
Comme dans un thriller, voire un film d’horreur (Terreur sur la ligne ? Scream ?), l’irruption de la peur dans le quotidien de l’héroïne se fait par le truchement du téléphone, d’appels angoissants qui la somment de communiquer des informations sur cette Léna qu’elle ne fit que croiser, mais dont le trouble la bouleversa. Le spleen adolescent s’emplit du souffle menaçant d’un danger aussi redouté que désirable. Est-ce une curiosité malsaine, la volonté de protéger Léna qui activent Cécile ? Le scénario, refusant tout surlignage psychologique et tout dialogue par trop explicatif, n’en dit rien. Et dans cette indécision réside la beauté d’un film dont la puissance mélancolique est décuplée par la musique et les thèmes inspirés de P.R2B.
Si affleurent évidemment les pistes narratives des violences conjugales et de la masculinité toxique, le film se refuse à la démonstration pour emprunter des voies plus symboliques, travaillant des motifs rappelant le conte. Puisqu’Un adieu était très réaliste, on apprécie particulièrement la volonté affichée par Mathilde Profit de se décoller un peu du réel cette fois, d’explorer d’autres territoires de cinéma, d’autres manières de dépeindre l’âge des possibles. Concrètement, cela se traduit par une mise en espace rigoureuse, où la ville (Rouen) semble se diviser en plusieurs strates. Il y a cette partie haute de la cité que l’héroïne ne connait pas et qui se nimbe du mystère arrimé à l’apparition/disparition de Léna ; cette forêt qu’il faut traverser pour y retourner ; et évidemment ces éléments naturels (la pluie, le vent) qui se déchaînent lorsque le danger et la peur s’invitent de l’autre côté d’une porte vitrée d’immeuble.
Film d’atmosphère, de mise en scène, récit de peu de mots où beaucoup se joue sur la présence et le visage d’une jeune actrice (Olga Milshtein, formidable), Perdre Léna brouille les pistes, les genres et les attentes, ne jouant jamais la carte de la facilité. L’émotion y est peut-être moins immédiate que celle qui nous saisissait dans les dernières minutes d’Un adieu, elle est là pourtant, vacillante et vibrante, dans une dernière scène ouvrant probablement sur une tout autre histoire, bien tangible cette fois et dont Cécile, jusqu’alors spectatrice, deviendra bel et bien – du moins lui souhaite-t-on – l’actrice.
Stéphane Kahn
Réalisation : Mathilde Profit. Scénario : Julie Debiton et Mathilde Profit. Image : Alan Guichaoua. Montage : Raphaël Lefèvre. Son : Olivier Pelletier, Sébastien Savine et Paul Jousselin. Musique originale : P.R2B. Interprétation : Olga Milshtein, Jenna Thiam, Ninon Brochard, Ryan Daoudi, Élise Esnault, Éric Fouchet, Pierre Jamin-Devillepoix et Arcadi Radeff. Production : Apaches Films.