Extrait
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Lèv la tèt dann fénwar

Érika Étangsalé

2021 - 51 minutes

France - Documentaire

Production : We Film

synopsis

Jean-René est un ancien ouvrier aujourd’hui à la retraite. Il vit en France, à Mâcon, depuis son émigration de l’île de La Réunion à l’âge de 17 ans. Aujourd’hui, pour la première fois, il brise un silence et raconte à sa fille son histoire. Son récit nous dévoile des rêves et des douleurs mystérieuses qui trouvent leurs racines dans les blessures de l’histoire coloniale française.

Érika Étangsalé

Érika Étangsalé est née le 6 août 1983 à Mâcon. Elle vit et travaille à l’île de La Réunion. Elle est diplômée des Beaux-Arts de Dijon (ENSA) et de l’Institut de l’image de l’Océan indien (ILOI).

Toujours à la frontière entre documentaire et fiction, réalité et mythologie, son travail traite principalement de l’hérédité et de la perte de mémoire à travers notre coupure progressive avec le vivant, la nature et le monde invisible.

Elle a réalisé en 2021 le moyen métrage documentaire Lèv la tèt dann fénwar, dont la traduction du créole est : “Quand la nuit se soulève”. Le film a été présenté en compétition en 2021 au FID Marseille et l'année suivante au Festival du cinéma de Brive et au Festival Premiers plans d'Angers, où il s'est vu attribuer une mention spéciale du jury.

Critique

Aussi majestueux que menaçants, des sommets noirs, drapés dans un voile nuageux garant de leur mystère, défilent en une succession de vues aériennes. Les pitons rocheux de l’Île de la Réunion se tiennent tête haute. Sa végétation luxuriante, ses cascades et animaux exotiques moussent dans un noir et blanc granuleux. A contrario, à 9 000 kilomètres de là, de l’autre côté de la mer, quelques plans fixes captent depuis le trottoir détrempé l’atmosphère de la petite ville de Mâcon, en Bourgogne. Tout y est plus bas. Des immeubles, vaguement quelques arbres, des champs plats que traversent de part en part des câbles électriques. Et un comptoir de bistrot, où s’attable Jean-René Étangsalé, le père de la réalisatrice. Pour jouer aux courses, comme à son habitude ; et aussi, cette fois-ci, pour parler à sa fille, livrer à sa caméra son précieux témoignage, les pièces manquantes de leur puzzle commun. Quelles forces ont été à l’œuvre dans le tracé de son itinéraire, le menant de son île natale jusqu’à la métropole ?

Comme elle le confie en voix off, Érika Étangsalé, jeune femme métisse née en France, souffre de la méconnaissance de ses racines. Le point de départ de l’exploration se situe d'abord dans un dialogue de soi à soi ; la cinéaste sonde en elle la part de l’île. Lèv la tèt dann fénwar naît en premier lieu du besoin de retracer sa propre histoire et de fait, poupées gigognes de la généalogie obligent, celle de son père. Le titre créole est explicite. “Lever la tête dans le noir” : le projet s’articule autour des multiples niveaux du mot mémoire et entend projeter un peu de lumière sur de douloureux pans de silence. Sa brillante réussite prouve à quel point le cinéma sait se montrer un outil puissant pour débusquer ce qui se tapit dans les recoins sombres, parfois non identifiés, de l’oubli, à l’échelle d’un individu comme d’une population entière. Que sont ces cauchemars qui animent le père et la fille ? Voilà que ce documentaire fabriqué ensemble est l’occasion de tisser un lien filial profond, de “se parler maintenant”, de “le rencontrer pour la première fois après tant d'années”. Il est un biais d’accompagnement pour “affronter un peu le mal”.

La nuit houleuse du titre français, son père la partage avec les Réunionnais(e)s de sa génération et du passé. En présentant la nature politique d'un oubli orchestré à l’échelle nationale, le film adresse la mémoire collective et prend dans cet élan toute son ampleur. Nombreuses sont les histoires méconnues depuis la métropole, comme celle du Bumidom, organisme fondé par l'État français dans les années 1960 et qui permit tout simplement de déplacer, depuis les départements d’outre-mer, une main d’œuvre bon marché. Il faut compter dans le coût du “voyage” le déracinement, la mise au placard de la langue et du territoire natals, ses conséquences invisibles, transmises d’une génération à l'autre. Érika Étangsalé, soucieuse des rêves, trouve les moyens visuels justes pour incarner avec puissance les carences qui besognent l’inconscient.

Une mise en scène subtile, attentive aux détails des gestes, accompagne le récit paternel, entouré d’un régime d’images hybrides où photos et films amateur côtoient extraits de fictions et archives de l’INA. Des symboles forts reviennent tel un refrain, et portent le souffle colérique des héros et héroïnes des périodes d’esclavage. Traversé par une grande force psychanalytique, ce sont les mille visages enfouis d’une île que le film parvient à exhumer.

Cloé Tralci

Réalisation : Erika Étangsalé. Image : Fiona Braillon et Jonathan Rubin. Montage : Marianne Haroche. Son : Pierre George et Yannick Delmaire. Voix : Simiao Nhantumbo. Production : We Film.

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