
Les Marquises
Adrien Selbert
2023 - 26 minutes
France - Fiction
Production : Haïku Films
synopsis
Alors qu’un nouveau virus paralyse le pays, Adis et Cindy profitent d’une rare fenêtre de liberté pour s’échapper de leur cité. Direction l’Ardèche, pour y déposer les cendres de leur amie Fatou. C’était son endroit préféré, là où elle aimait traîner le soir sur Google Maps...
biographie
Adrien Selbert
Né en 1985, Adrien Selbert a étudié aux Beaux-Arts de Nantes et aux Arts décoratifs à Paris. Avant tout photographe, il est membre de l'Agence Vu depuis 2017, collaborant notamment avec Libération, Télérama ou Néon.
Du côté du cinéma, il a coréalisé avec Aude Léa Rapin le documentaire Nino's Place, distribué au cinéma en février 2010. Le film se déroule en Bosnie, un pays qu'il avait découvert à l'âge de vingt ans et qui l'inspirera pour son travail de photographe, notamment à travers le livre Srebenica nuit à nuit.
En 2019, il réalise le court métrage Prince Jordan, produit par Haïku Films et où apparaissent les jeunes Léonie Souchaud, Tobias Nuytten et Adil Dehbi. Ce film se verra sélectionné en compétition internationale au Festival de Winthertur, en Suisse.
Les Marquises, en 2023, lui vaut un succès encore plus large, avec de multiples sélections dans le circuit des festivals, de Clermont-Ferrand à Brest, en passant par le FIFIB à Bordeaux, Silhouette à Paris ou encore le Festival Jean-Carmet à Moulins.
À l'international, il aura remporté un prix plutôt insolite, celui du “meilleur film sur la pandémie” au Los Angeles Cult Film Festival 2024.
Critique
"Veux-tu que je te dise, gémir n’est pas de mise aux Marquises." Ces mots de Jacques Brel concluent son titre éponyme, l’un de ses plus beaux, composé au crépuscule de sa vie. Toute jérémiade est exclue également dans la cité où vivent Adis et Cindy, les héroïnes du film d’Adrien Selbert, même devant la disparition brutale de leur copine Fatou, le troisième sommet du triangle d’inséparables. Elles aussi parlent de la mort comme on parle d’un fruit, pour citer à nouveau la chanson. Peut-être parce que l’endroit où elles sont nées et où elles ont grandi est aussi en un sens une île, isolée et finalement dénuée d’horizons.
Le leur s’est d’ailleurs sacrément réduit, puisque c’est possiblement l’apocalypse qui se profile – on est en 2028, une nouvelle pandémie est arrivée de Chine, encore plus meurtrière que celle du Covid-19. Et Fatou a été ainsi emportée. Du coup, le duo part sur les routes pour aller déposer ses cendres là où elle rêvait d’aller, en Ardèche. Plus exactement, elle y allait chaque soir sur un mode virtuel, via Google Maps (dont des images sont intégrées au récit). Les marquises est un road-movie sur fond de catastrophe sanitaire très plausible, avec ses masques, ses contrôles d’identité et ses flashes radio annonçant le retour des zones de sécurité et la restriction des déplacements, dans une drôle d’impression de déjà-vu.
Mais sur ce double postulat de tragédie, c’est pourtant une comédie, et souvent très drôle, qu’Adrien Selbert a insufflé. En s’offrant une relecture d’un buddy movie au féminin, où le tandem de copines (très unies, Adis appelant à de multiples reprises Cindy "ma vie") traverse le pays au bord du gouffre pour aller vers la nature, le sacré, la force de la sororité, au rythme de dialogues ciselés et étincelants. Eva Huault, la révélation du Roi David de Lila Pinell (cf. Bref n°127, 2022), a une virtuosité plébéienne à se saisir de la langue, avec un phrasé unique – on n’oubliera pas de sitôt son "Mais je suis aberrée… ". Sa partenaire Lalla Rami n’est pas en reste, pétillante et spirituelle, comme lorsqu’elle fait face aux inepties bureaucratiques imposées en situation de crise.
Mais il y a plus, beaucoup plus, que de l’humour qui nourrit ce trajet conduisant Adis et Cindy vers le sud, avec la mission de disperser les cendres de leur défunte amie, la troisième "marquise". Au bout du voyage, les deux banlieusardes, sur des notes de clavecin, se connectent à ce coin de verdure qui semble en retrait du monde (et où une femme qui vit seule – campée par Émilie Brisavoine – les accueille, après qu’elles l’ont d’abord bien secouée, cela dit…), pour une lueur d’espoir inattendue, bien loin d’un final à la Thelma et Louise. Cindy, en voix off, constate que la fin du monde est impossible, puisque le leur n’a pas commencé. Comme l’écho d’un bouleversant mot d’ordre pour toute une génération : la sienne.
Christophe Chauville
Texte paru dans Bref n°130, 2025.
Réalisation et scénario : Adrien Selbert. Image : Laetitia de Montalembert. Montage : Céline Canard, Anaïs Manuelli et Adrien Selbert. Son : Alexis Meynet et Xavier Thieulin. Musique originale : Halo Maud. Interprétation : Lalla Rami, Eva Huault, Émilie Brisavoine, Antoine Werner et Pierre Raby. Production : Haïku Films.