Extrait
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Les corps ouverts

Sébastien Lifshitz

1997 - 44 minutes

France - Fiction

Production : Lancelot Films et Michka Productions

synopsis

Paris. Quelques jours dans la vie d’une jeune homme de dix-huit ans. Errances, rencontres, découverte du désir et du sexe, ou comment sortir de l’adolescence et se construire d’autres repères.

Sébastien Lifshitz

Sébastien Lifshitz, né en 1968, suit des études d’histoire de l’art à l’École du Louvre et débute dans le milieu de l’art contemporain au début des années 1990.

Il se tourne ensuite vers le cinéma et réalise, en 1994, son premier court métrage, Il faut que je l’aime, suivi du documentaire Claire Denis, la vagabonde en 1995. Puis il reçoit le Prix Jean-Vigo du court métrage en 1998 pour Les corps ouverts, réalisé un an auparavant.

À partir des années 2000, Sébastien Lifshitz passe au long métrage et signe successivement Presque rien (2000), La traversée (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs 2001) et Wild Side (2004). S’en suit, quelques années plus tard, la réalisation de Plein sud (2009), qui met en scène Léa Seydoux aux côtés de Yannick Rénier et de Nicole Garcia.

Depuis 2012, le cinéaste opère un retour au documentaire avec Les invisibles (2012) audacieux et émouvant long métrage qui reçoit le César du meilleur film documentaire en 2013, suivi du moyen métrage Bambi (2013). Puis il se penche, en 2016, sur la vie de la militante féministe Thérèse Clerc, déjà filmée dans Les invisibles, et lui consacre un film intimiste, Les vies de Thérèse, présenté à la Quinzaine des réalisateurs.

Adolescentes, le nouveau long métrage documentaire de Sébastien Lifshitz, a été présenté en août 2019 au Festival du film de Locarno, où il a reçu le Prix Zonta de la Semaine de la critique.

Le réalisateur a rencontré un large succès, notamment critique, avec ses réalisations suivantes : Petite fille (2020), Casa Susanna (2022) et Madame Hofmann (2024).

Critique

"Amour je ne comprends pas."

Ce sont les premiers mots d'un poème de Rémi. Il effleure là avec une certaine naïveté (il récite son poème), ce qui arrive avec l'amour. Que ça ne me revient pas, que je n'en reviens pas ou reviens entamé, traversé, touché, ouvert par cette touche inassignable, inappropriable. Cela arrive avec le moindre acte d'amour, le moindre éclat même imperceptible comme lorsqu'une jeune femme pose la main du jeune homme sur la pointe de son sein ; comme cette rencontre furtive dans les toilettes d'un cinéma porno ; Rémi rencontre Sébastien ; ils s'embrassent et vont "baiser". Malgré le lieu apparemment sordide et l'éphémère de leur contact, cette séquence ne dit rien d'autre : il n'y a pas de sexe sans un minimum d'amour, même dénié (Sébastien quitte Rémi sèchement).

Les images

Celles du jeu vidéo (le contrechamp nous montre Rémi joueur) dont nous voyons bien que malgré la qualité du graphisme elles ne touchent pas à l'effet de réel inéluctable dans la photographie et le cinéma (ça a été et ça nous regarde).

Celles où les corps sont manipulés, instrumentalisés entre fonctions et fantasmes. Pauvres images pornos devant lesquelles s'abîment des millions d'yeux : mais pour voir quoi ?

Il y a la télévision. Elle est allumée. Les enfants lui tournent le dos en faisant la vaisselle. Le père ne la regarde pas vraiment. C'est un usage. Il y en a d'autres évidemment. Mais cela montre simplement que les "gens" ont peut-être un abord plus distancié qu'on ne le dit.

Les photos que regarde le père. Nous ne savons pas qui est cette jeune femme dont la photographie apparaît à l'écran. Nous restons à distance mais n'en sommes pas moins touchés par quelqu'un pour qui il y a eu un monde. La photo est poignante, comme nous point celui qui la regarde ; cet homme malade, de culture musulmane et dont nous ignorons la mémoire.

Le cinéma, ici, patiemment et simplement, essaie de prendre la mesure de ces images. Il le fait sans omettre son propre frayage : caméras, cadres, éclairage, la pellicule et son grain, mouvement, son, musique, décor, jeu des acteurs, montage. Il y a un casting dans le film. Rémi y rencontre Marc, celui-ci sait déjà que le film ne se fera pas. Avec le cinéma arrivent les promesses, les tensions, les commissions, les rencontres, la surprise et l'encontre ; cela ne va pas sans peine, cela ne va pas sans joie.

Les corps ouverts

Ce titre va au revers de tout un pauvre lexique sexuel. Rémi, lorsque sa sœur essaie de lui parler de son intimité, a cette sortie brutale : "Tu te fais trouer et après tu vas pleurer !". Parce que les corps sont ouverts, il n'y a pas de pénétration, de « trouée ». Il y a une traversée, une mêlée où un corps touche un corps, ouverts. Y a-t-il eu une violence amoureuse ou un viol ? Rémi par sa sécheresse blesse sa sœur. Il a cette dureté, cette impatience de l'adolescent qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Il aime les hommes : Marc qui s'attache à lui, son pote qui aime les filles, Sébastien rencontre furtive. Les corps ouverts disent la fragilité, la vulnérabilité, le dénuement ; que nous sommes impressionnables, même par ce qui n'est pas forcément impressionnant, comme cette araignée que Rémi fait aller sur son corps.

En filmant un cours d'économie de terminale (où il s'agit de comprendre toutes les informations qui arrivent de par le monde), de longues marches diurnes et nocturnes dans les rues du nord-est parisien, Rémi arrivant en retard à l'épicerie où il travaille le soir, cette jeune femme aux bas résille qui danse dans la rue, Sébastien Lifshitz n'oublie pas que les amants sont exposés à un en-commun, à un côtoiement qui les déborde ; qu'ils exposent l'inaccomplissement incessant de la communauté.

Le cinéma expose ce désœuvrement et s'expose lui-même comme un frayage qui n'en finit pas. Nous ne parlons pas de "fiction" ou "d'imaginaire" mais d'une technique ou d'un art de construire des images. Nous ne parlons pas d'auteur mais de quelqu'un et d'un regard singulier.

Yann Goupil

Article paru dans Bref n°36, 1998.

Réalisation : Sébastien Lifshitz. Scénario : Sébastien Lifshitz et Stéphane Bouquet. Image : Pascal Poucet. Montage : Jeanne Moutard et Stéphanie Mahet. Son : Yolande Decarsin, Carole Verner et Cyril Holtz. Interprétation : Yasmine Belmadi, Pierre-Loup Rajot, Margot Abascal, Mohamed Damraoui, Malik Zidi et Karim Belkhadra. Production : Lancelot Films et Michka Productions.