Extrait
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Il faut tout un village…

Ophelia Harutyunyan

2022 - 23 minutes

Arménie, Belgique, France - Fiction

Production : Fermata Films, Matching Socks, Wombat Films

synopsis

Mariam, fermière vivant dans un village arménien, attend le retour de son mari, en vain. Le jour de son anniversaire, son amie Anush s’apprête à donner naissance.

Ophelia Harutyunyan

Installée à Brooklyn, aux États-Unis, et diplômée de l'Université de Columbia, Ophelia Harutyunyan est une réalisatrice arménienne, née en 1989 à Erevan (alors encore situé en URSS) et qui a travaillé en fiction comme en documentaire. Ses films ont été présentés dans des festivals internationaux aussi importants que Clermont-Ferrand, Sundance ou Venise. 

Après un premier film court, The Frame, en 2016, elle a cosigné en 2020 le long métrage documentaire Totally Under Control, en compagnie d'Alex Gibney et Suzanne Hillinger. Le film revient sur la pandémie de Covid-19 et la réponse du gouvernement américain durant les premiers mois de la crise sanitaire. 

En 2022, Ophelia Harutyunyan tourne dans son pays natal Il faut tout un village…, court métrage associant en coproduction Arménie, France et Belgique. Le Prix France Télévisions lui a été décerné lors du Festival de Clermont-Ferrand 2023, ainsi que celui du meilleur court métrage étranger à L.A. Shorts International Film Festival.

Également scénariste sur des films d'autres cinéastes (comme Red Apples, court métrage de George Sikharulidze, en 2016), elle a en outre beaucoup travaillé en production, sur des courts, longs ou séries.

Critique

Papa viendra bientôt la réparer”, affirme Mariam en s’emparant de la porte du placard tout juste tombée dans les mains de sa fille. Ces mots répétés, et presque usés, portent en eux le fléau qui meurtrit ce petit village arménien dans lequel Ophelia Harutyunyan campe son récit. Ici ne restent que les femmes, sur trois générations. Les hommes, eux, sont partis travailler en Russie, contraints par la réalité économique. Quand reviendront-ils ? Cette question préoccupante résonne en écho dans la vallée encaissée, survole chaque ruelle terreuse, plane au-dessus de chaque toit. Ici, l’espoir est devenu prédateur. Il ronge et ne fait plus vivre du tout. Car la probabilité grandissante d’un retour génère a fortiori la peur exponentielle de sa non concrétisation. “Espérer” rime par essence avec “redouter”, et une illusion pourrait trop vite être précédée du dés- de privation. 

À l’instar donc des points de suspension qui ponctuent le titre, nous sommes invités à retenir notre souffle. C’est ce que fait Mariam (Nanor Petrosyan), mais ses yeux sont déjà tristes, et son cœur déjà blessé. Et c’est ce que font toutes les femmes de ce village. Toutes ont été confrontées au départ de leurs maris ; toutes vivent intimement le même schéma de basculement. La société paysanne autarcique s’est, depuis, reposée sur leurs épaules, il leur faut assumer le travail aux champs, à la maison, s’occuper des enfants, des anciens ; être partout, tout le temps. Alors de cette expérience commune est née une solidarité nécessaire, puis une sororité infaillible, nichée dans chaque parole, dans chaque geste. Ophelia Harutyunyan capture avec minutie, dans un format 4/3, ce que le collectif peut offrir de plus beau et nous fait entrer en toute simplicité dans cette sphère féminine débrouillarde, battante et généreuse.

Si nous est d’abord confiée en toile de fond la rivalité entre campagne et ville – brûlante sur le sens des réalités puis humoristique à base de DIY YouTube et de conseils nutrition facebookien douteux –, ce que ces femmes partagent toutes sans exception, c’est surtout cette attente interminable, recto tono. C’est ce vide qui enfle et qui finit par les habiter toutes entières. L’analyse des rapports de genre est incisive, le patriarcat continue de flotter au-dessus du village, de rôder autour d’elles, menaçant. Car toutes sont pragmatiques et aucune ne se laisse bercer d’illusion sur la vie que mène son mari en Russie. Seules Mariam et une jeune citadine affichent une certaine fragilité, trouvant encore du sens à leur attente.

Il leur faudra alors prendre conscience que l’affranchissement de l’autorité masculine est inéluctable et que leur émancipation, si elle fut d’abord subie, doit se régénérer, grandir et briller. Dans une unité de lieu et de temps, ce court métrage est une élégie autant qu’une révélation à soi. Une journée peut être longue, assez pour assister à l’érosion d’un espoir, à l’effritement d’un déni avant l’ultime rebond, précisément là où la vie advient. Traitant la lumière comme une couleur patinée, flirtant plus d’une fois avec des compositions picturales à la Millet ou même de la Nativité, Ophelia Harutyunyan nous livre une chronique sensible, nous raconte un territoire et offre, en filigrane, un bel hommage à ces femmes, aux femmes. La symbolique de la réparation, matérielle et affective, contenue dans l’épilogue ne laisse aucune place au doute. L’attente doit cesser, il faut vivre. Et cette omission de mots impulsée par les points de suspension du titre pouvait tout aussi bien être tournée vers l’avenir : trois points pour que tout puisse encore être réinventé. 

Lucile Gautier

Réalisation et scénario : Ophelia Harutyunyan. Image : Gionatan Tecle. Montage : Yvette M. Amirian. Son : Narek Khachatryan. Musique originale : Simon Fransquet. Interprétation : Nanor Petrosyan, Liana Vardanyan et Ani Khachikyan. Production : Fermata Films, Matching Socks et Wombat Films.

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