Extrait
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Envol

Daisy Lamothe

1993 - 29 minutes

France - Documentaire

Production : Valprod’

synopsis

Un regard sur le saut à ski ou la recherche de 2 à 3 secondes d’absolu.

Daisy Lamothe

Daisy Lamothe découvre sa passion pour le cinéma lorsqu’elle assiste, enfant, au tournage d’une scène de La grande vadrouille de Gérard Oury. Elle étudie ensuite l’histoire à l’Université de Dijon, avant de réaliser en 1977, son premier court métrage Des femmes dans un village du Morvan, tourné en vidéo.  

Son documentaire Devant le mur, portrait singulier d’un ancien moine, est sélectionné dans de nombreux festivals internationaux et obtient notamment une Mention du jury au Festival de Clermont-Ferrand en 1988 ainsi que le Grand prix du Festival de Tampere en Finlande, la même année. Le film est également nommé l’année suivante au César du meilleur court métrage documentaire. S’en suit Revers, sixième court métrage de la réalisatrice tourné en 1992 et récompensé d’une Mention spéciale au Festival Côté Court de Pantin la même année. Ce dernier aborde la question de la rupture de l’individu avec la collectivité, une problématique récurrente dans ses films.

Au total, Daisy Lamothe réalisera onze courts et moyens métrages entre 1977 et 2003, dont Déserts en 1979, D’une Pologne à l’autre en 1984, Envol en 1994 ou encore Écrit sur la terre en 2003.

En 2006, elle signe un premier long métrage documentaire, Toro si té - tout va bien, primé au Cinéma du Réel, à Paris, la même année.

Membre de l'Acid, elle écrit parfois des textes sur des films soutenus par l'association sur son site.

Critique

En guise d’introduction…

Au milieu des années 1990, quelque temps avant que je ne commence à écrire pour Bref, un ami travaillant à L’Agence du court métrage me prêta une VHS réunissant Devant le mur et Envol, deux films de Daisy Lamothe dont il ne se doutait pas qu’ils deviendraient des classiques. Classiques que je m’emploierai ensuite, vingt-cinq ans durant, à transmettre à mon tour, quitte à écrire tardivement dessus par deux fois pour cette plateforme, alors que Bref consacrait déjà un “Gros plan” à la réalisatrice dès son numéro 13, en 1992.

Pourquoi ce détour par le souvenir d’une revue alors trimestrielle et par l’usage d’un support magnétique indigne des images sublimes enregistrées aux abords de tremplins de saut à ski par la cinéaste ? Peut-être pour se rappeler, en matière d’introduction, qu’Envol est avant tout un film sur le temps. Un temps, nous disent ses protagonistes, qu’on essaie de suspendre mais que l’on ne peut arrêter. Un temps du recommencement et de l’abnégation, lequel finit ici pourtant par se heurter à un terme inévitable pour produire la mélancolie découlant de sensations certes passées, mais à jamais inscrites en soi.

Reconnaissons toutefois que la cinéphilie a, face au saut à ski, ceci de bien plus pratique qu’elle est comme un muscle qu’on entretient toute une vie, que l’on sait aisément revenir aux images qui nous ont marquées, que l’on peut convoquer à loisir les émotions qui nous étreignirent jadis. Rembobiner en quelque sorte. Alors, allons-y, parlons d’Envol

 

Six ans après Devant le mur, c’est en partie avec la même équipe que Daisy Lamothe tournait son nouveau film. En noir et blanc à nouveau. Avec François de La Patellière à l’image, Catherine Vilpoux au montage et Claude Val au son. La précision est d’importance, car on n’a rarement vu en documentaire composition si homogène pour restituer à égalité les étapes consécutives de la prise de vues/de sons, du montage et du mixage.

Documentaire sur le saut à ski, si l’on s’en tient à la surface, Envol est en fait bien plus que cela, à savoir un étonnant portrait pluriel de jeunes athlètes auxquels la réalisatrice laisse la parole (in ou off) pour qu’ils s’expriment sur ce moment précis du saut, de l’impulsion, sur la sensation de l’envol, ce moment éphémère où ils tutoient les cimes et l’irréalité du vol, rêve d’Icare enfin réalisé… pour quelques secondes seulement.

Précisons : nous sommes en 1993, au cinéma et pas à la télévision, c’est-à-dire à mille lieues du commentaire sportif et des discours publicitaires formatés. Surtout, c’est la grande singularité de ce film éminemment collectif, ces garçons ne font qu’un pour dire ces sensations. On ne connaîtra pas leur histoire, leur prénom, leur itinéraire, leurs goûts. Zéro storytelling ici car le plus beau dans Envol c’est bien la simple expression, par les mots (leurs mots !), de la fugacité du vol. Le fait qu’ils arrêteront, encore très jeunes, du jour au lendemain, renvoyant l’exploit physique à de strictes réminiscences sensorielles, à de simples souvenirs d’une pratique exigeante mais comme déjà achevée, déjà regrettée.

Il y a, dans les propos recueillis par la cinéaste, la formulation infiniment douce d’une sensation précieuse et rare que seule – paradoxe à méditer – l’introduction des sponsors et de la compétition permet de faire perdurer. Dans ce constat, le film dit aussi beaucoup sur les athlètes et sur le sport, opposant la beauté du geste (et sa gratuité) à la rationalisation induite par le caractère compétitif et médiatisé de l’épreuve.

Ainsi, même s’il est filmé en partie l’hiver, durant une compétition européenne à Courchevel, Envol sublime l’événement sportif tel qu’il peut être habituellement retransmis en le filtrant à la lumière du septième art et de la subjectivité. Effet récurrent du son des skis glissant sur le tremplin et permettant de différer l’apparition du sauteur dans le plan ; cadres fixes admirablement composés dans lesquels des lignes dynamiques aux tracés géométriques viennent déchirer la diagonale de l’écran et la beauté du paysage montagneux ; noir et blanc détachant les silhouettes des skieurs sur fonds de ciels et de nuages ; le tout instillant poésie et grâce dans le prosaïsme de la captation sportive ; en un mot, autant d’éclats formels sidérants qui assurent à Envol sa belle pérennité.

Mais surtout il faut s’arrêter sur l’usage du ralenti qui, ponctuellement, vient magnifier (esthétiser, oui, peut-être…) les sauts. Loin d’être gratuit, le procédé illustre par un fécond paradoxe tout ce que le cinéma et ses outils tentent d’apporter ici au sport. Ralentir, donc, suspendre le temps, donner un peu de durée à ce qui n’en a presque pas (le saut durant en réalité de 6 à 10 secondes). Non pour mieux (re)voir une action et la juger (réflexe télévisuel que l’on laissera à tant d’autres disciplines), mais bel et bien pour amplifier par l’image la poésie concrète des témoignages oraux. C’est, en d’autres termes, à cet endroit précis que la cinéaste exerce son pouvoir : arrêter le temps et faire don à ces jeunes – malgré l’abstraction du noir et blanc et l’anonymat du plan large – de ce moment de (en) suspension qui toujours finit par leur échapper.

À l’heure où l’on ne cesse, dans le sport (ou dans ses déclinaisons vidéoludiques), de parler d’immersion ou de fantasmer la VR et les caméras embarquées, les places précisément choisies par le chef opérateur et par la cinéaste – en dehors de l’action, loin des skieurs, donc, pour mieux voir et mieux embrasser – traduisent aussi le constat lucide que l’on ne peut définitivement être à leur place et que seuls leurs mots, si sensibles, touchent la vérité de leur expérience.

La beauté d’Envol réside sans doute là, dans sa manière de ne jamais vouloir faire exploit (ou sensation), mais de trouver la place idéale du cinéma (et de la caméra) à la faveur d’un point de vue inattaquable.

Stéphane Kahn

Réalisation et scénario : Daisy Lamothe. Image : François de La Patellière. Montage : Catherine Vilpoux. Son : Didier Saïn et Claude Val. Musique originale : Benjamin Britten. Production : Valprod’.

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