Extrait
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Conte cruel de Bordeaux

Claire Maugendre

2021 - 30 minutes

France - Fiction

Production : Sister Productions

synopsis

Une jeune fille blanche rencontre un garçon noir. L’amour naissant, le garçon lui demande de lui faire une promesse.

Claire Maugendre

Claire Maugendre est scénariste, réalisatrice et romancière. Après des études à Paris X en dramaturgie et en mise en scène, qui l'auront aussi menée à New York et à Berlin, elle a été l'assistante de Raoul Peck, puis a collaboré à l'écriture de plusieurs longs métrages, parmi lesquels Diamond Island de Davy Chou (2016) et Synonymes de Nadav Lapid, lauréat de l'Ours d'or du Festival de Berlin 2019.

Elle a signé un roman jeunesse à l'École des Loisirs en 2013, intitulé Lily Babylone, et réalisé ensuite trois courts métrages : Le cri de Viola (2014), Phallus malus (2017) et Conte cruel de Bordeaux (2021). Ce dernier est présenté en 2022 à Contis et à Villeurbanne, notamment, tandis qu'il est doublement primé au Festival du cinéma de Brive (Grand prix Ciné+ et Prix Label Jeune Création).

Elle développe actuellement deux projets de longs métrages : une fiction (Les murs et le ciel, en binôme avec Sébastien Jounel) et un documentaire (La première image me manque), qui a bénéficié de la Bourse Aide au parcours d’auteur du CNC.

Critique

Être né ailleurs, vivre ici : c’est le point commun qui relie la jeune fille du Conte cruel de Bordeaux, de Claire Maugendre, à un jeune homme récemment arrivé du Bénin, dont elle tombe amoureuse en le voyant déambuler dans les salles du musée d’Aquitaine où elle travaille comme gardienne. Les seules images du continent africain qui surgissent dans ce roman-photo sont les diapos familiales de la jeune fille, souvenirs d’une enfance édenique passée à N’Djamena (Tchad). Du Bénin, dont est originaire le garçon, nous ne verrons rien. Tout entier perçu dans le regard de la jeune fille, si désirant qu’il en devient dévorant, l’imaginaire africain se projette sur les paysages de sa ville : le parc bordelais Toussaint-Louverture dans lequel les jeunes gens se donnent régulièrement rendez-vous devient une jungle tropicale hors du temps. Dans les hautes herbes, elle arbore un léopard sur son T-shirt, que surmonte l’inscription prémonitoire “Blind for Love”. L’écart entre la réalité des pays et leur image rêvée vient se loger dans les collures des quatre cent cinquante photos qui constituent ce film fait d’images fixes.

Si le temps s’écoule par à-coups dans ce Conte cruel de Bordeaux, c’est qu’il en constitue le sujet central. Temps de la cristallisation amoureuse : entre chaque rencontre narrée par la voix off d’une conteuse à l’accent africain, l’amour de la jeune fille grandit à une vitesse aussi excessive que magique. Elle semble vouloir elle-même être ensorcelée par cette passion dans laquelle le garçon reste réservé. Mais les quelques jours que dure leur idylle jusqu’au départ contraint du jeune homme sont chargés d’une temporalité bien plus vaste. Celle de leur vie : lui vient de franchir la Méditerranée au prix d’un voyage vraisemblablement épique qui n’est qu’esquissé. Le portrait frontal d’une femme noire âgée qui pourrait être sa mère nous regarde de façon énigmatique avant de se fondre dans le gros plan de son visage à lui. La rencontre amoureuse se teinte du goût pour l’Afrique qu’expose dans son prologue le diaporama où la fille, alors enfant, pose avec ses parents. Mais bien au-delà de l’espace d’une vie ou de celle d’une famille entière, le film de Claire Maugendre s’ancre dans l’histoire de la ville où il se situe. Bordeaux, cette “ville aux murs blancs”, efface partout la présence du garçon, comme elle a invisibilisé pendant des siècles les corps des Africains convoyés dans le cadre du commerce triangulaire. Les tableaux de grandes expéditions et les maquettes de caravelles aperçus dans les salles du musée d’Aquitaine rendent présent ce passé impensé de l’histoire esclavagiste française qui s’enseigne si peu.

Conte cruel de Bordeaux annonce sa forme dès son titre et joue de la collision entre une naïveté et l’apparition d’un récit horrifique, exposant clairement l’écart de ce qui se trame entre les deux protagonistes : la rencontre constitue pour la jeune fille un roman-photo imprégné des codes du romantisme. Pour le garçon, elle est vécue comme un récit terrifiant de dévoration qui fait de lui un fantôme démembré. L’hybridation des formes est loin d’être une coquetterie. Elle sert à prendre en charge la mémoire collective, la parole individuelle, qui ont toutes été effacées, cachées, empêchées par la puissance coloniale ou le déracinement.

Raphaëlle Pireyre

Texte paru dans Bref n°128, 2023.

Réalisation et scénario : Claire Maugendre. Image : Fanny Mazoyer. Montage : Nicolas Desmaison, Sébastien Jounel, Claire Cahu. Son : Claire Cahu et Aymeric Dupas. Musique originale : Delphine Malausséna. Interprétation : Cherif Adekambi et Claire Duburcq. Production : Sister Productions.

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