Livres et revues 06/01/2018

Un abécédaire de la fantasmagorie

Avec son "abécédaire de la fantasmagorie" Pascal Vimenet dessine la cartographie d’un vaste territoire irrigué par un questionnement autour du cinéma d’animation. Rencontre.

En proposant selon un classement alphabétique des études diverses publiées et inédites, sous le titre Un abécédaire de la fantasmagorie, Pascal Vimenet dessine la vaste cartographie d’un ensemble dont les contours excèdent ce qu’on qualifie le plus souvent de « cinéma d’animation ». Dans les trois premiers volumes parus, il s’agit d’ailleurs moins de baliser un territoire que d’en faire pressentir l’illimité. Il apparaît en effet plus fécond de considérer que, dans sa pluralité, il n’y a qu’un cinéma, au lieu d’opposer, comme deux entités distinctes, l’animation et la mal nommée « prise de vue réelle ». La distinction entre un cinéma trop lié au réalisme et un autre porteur de toutes les fantaisies plastiques possibles perd d’autant plus de pertinence à l’heure du tout numérique et que des métissages ouvrent tant de perspectives et de passerelles.

Alors que cette publication de longue haleine est loin d’être achevée, Pascal Vimenet a accepté de répondre à nos questions à propos de cette entreprise d’une ampleur inégalée.

Jacques Kermabon

 

Bref - Un abécédaire de la fantasmagorie se présente comme l’exploration d’un territoire qu’on qualifie le plus souvent de « cinéma d’animation ». Le classement alphabétique pourrait laisser croire à l’ambition de circonscrire un secteur selon une volonté encyclopédique. Mais cet ouvrage tourne aussi au bilan d’un long compagnonnage avec ce pan du cinéma dont vous êtes un des spécialistes, puisqu’il réunit les textes de différentes formes et vitesses (articles critiques, cours, entretiens…) que vous avez publiés, des études originales et des dessins inédits que des animateurs vous ont spécialement adressés. En fait, les trois premiers volumes parus (de A à N) donnent l’impression d’un espace proliférant, « rhizomatique » oserions-nous, que les index et l’intelligence des renvois accentuent. Quelle idée vous faisiez-vous au départ de cette vaste entreprise ? Est-elle identique aujourd’hui ?

Pascal Vimenet - Un abécédaire de la fantasmagorie est un projet de rassemblement de textes consacrés au cinéma d’animation, que j’ai signés depuis 1985, édités ou non, et que Sébastien Roffat, directeur de la collection « Cinémas d’animations » chez L’Harmattan, m’a proposé de publier en mars 2013. Après avoir hésité à répondre favorablement à sa requête, j’ai compris que Sébastien ne me suggérait pas une simple répétition éditoriale mais me permettait de présenter une somme textuelle, remise en perspective. Autrement dit, en développant un travail critique sur ma propre production, je donnais la possibilité à tous ceux, de plus en plus nombreux, qui se passionnent pour le cinéma d’animation, d’avoir accès à un ensemble réflexif sur ce sujet, élaboré sur une trentaine d’années - ensemble qui, je crois, revêt une certaine singularité.

Au départ, comme l’a noté Marcel Jean, mon préfacier de l’ensemble à venir, il m’est vite apparu qu’il ne suffisait pas de « rassembler des textes publiés ici et là [pour] en faire un livre ». Et j’ai développé auprès de Sébastien Roffat l’idée de fédérer ces textes, et des dessins originaux de réalisateurs, autour d’un dénominateur commun, qui revenait dans nombre de mes écrits et me permettait d’interroger la nature même du cinéma d’animation, la fantasmagorie. La différence entre ce moment initial et le moment présent n’est donc pas conceptuelle. Les trois volumes déjà publiés (Prélude ; Suite ; Variations) se sont construits autour de cette idée première, mais un processus d’approfondissement s’est enclenché qui m’a conduit à mettre en lumière de plus en plus d’inédits, issus, pour beaucoup, de mes cours et de mes conférences. Cet approfondissement s’est également traduit par la nécessité, dont j’ai pris de plus en plus conscience, d’accompagner ces textes en présentant le plus précisément possible leurs contextes d’émission, en les accompagnant souvent d’addendas, en multipliant aussi les notes et en prenant un soin particulier à l’élaboration d’un index capable de prendre en compte systématiquement quatre catégories (réalisateurs ; noms ; œuvres ; vocabulaire technique). Une troisième donnée s’est ajoutée, celle d’un rapport d’échanges actualisés avec certains des protagonistes que j’avais antérieurement évoqués. Ainsi, Solweig von Kleist, Yves Charnay ou Pierre Hébert, en répondant en cours d’écriture à mes questions, sont devenus des interlocuteurs vivants, présents dans les ouvrages. Tout cela permet, en effet, de créer cet espace proliférant et rhizomatique que vous avez remarqué, qui me semble en correspondance avec la diversité des champs que j’ai essayé d’explorer et avec la nature de la fantasmagorie elle-même. Un ensemble de livres qu’on a la prétention de consacrer au cinéma doit être cinétique… comme le cinéma.

D’autre part, lorsque j’ai commencé à vouloir classer alphabétiquement les textes parus, plusieurs remarques, partagées avec Claudine Lemaître qui m’accompagne depuis le début comme super-secrétaire de rédaction et correctrice, ont fait surface : si je me tenais aux seuls titres initiaux, je séparais certains ensembles thématiques ; si je privilégiais les seuls titres des œuvres filmiques, je perdais une partie des contenus exprimés ; si je privilégiais les seuls noms de réalisateurs, il en allait de même, etc. Il fallait être à la fois rigoureux, c’est-à-dire fidèles à l’origine des textes, et suffisamment libres pour opérer certains regroupements, par exemple sur le thème du « cinéma d’animation » et inclure dans cette classification des thèmes plus génériques et sensibles (tels « Archive(s) intemporelle(s) », « Art rupestre : un imaginaire cinétique ? » ou « En feuilletant Paul Klee »). L’addition de ces titres doit créer une certaine « musique », une musicalité expressive. Pour accentuer cela, qui est d’ordre rythmique, j’ai imaginé d’introduire, à l’ouverture de chaque lettre, un grand dessin original noir et blanc. Ce faisant, j’ai transformé ce qui n’était au départ qu’une contrainte technique très « cheap » de l’éditeur en un choix éditorial créatif, contrastant assez vivement avec l’illustration couleur habituelle. Et l’addition des cartes blanches consacrées à la fantasmagorie, par des auteurs de renom ou moins connus, constituera, au bout du compte, une galerie absolument unique sur le seul thème de la fantasmagorie. Ça deviendra un collector…

Ce classement alphabétique, comme ce jeu de dessins, est donc délibérément aléatoire, déniant aux ouvrages une prétention encyclopédique, c’est-à-dire qui prétendrait à l’exhaustivité, mais sans réfuter, bien au contraire, la nécessité d’une érudition. Il est plus proche des associations de mots et d’images auxquelles se sont adonnés les surréalistes. Il cultive volontairement une certaine désorientation du lecteur : le territoire est vaste et mystérieux et tout n’est pas fléché. D’où le titre, où le pronom impersonnel « Un » est essentiel. Un abécédaire de la fantasmagorie revendique une singularité d’approche et une relativité qui ne pourraient être de même nature que L’abécédaire de la fantasmagorie, ouvrage hypothétique, par définition unique, donc omniscient.

Bref - Cet abécédaire relève aussi d’une dimension « work in progress ». Il faut attendre le deuxième volume pour trouver un faisceau de définitions du mot choisi pour cet ensemble, « fantasmagorie » sous la forme d’une longue réponse très circonstanciée à une lettre de Pierre Hébert, envoyée après lecture du premier tome. Dans un texte antérieur, repris dans le volume trois, Variations, vous évoquez des ponts entre animation et « prises de vues réelles ». Vous citez alors Hervé Joubert-Laurencin, qui parle de l’animation en termes de « chaînon manquant » entre Marey et Lumière. Vous rappelez ailleurs une autre formule de ce dernier : « L’animateur réinvente toujours son outil et dérègle le fonctionnement traditionnel de la machine cinématographique ». La fantasmagorie est souvent citée comme une sorte de « préhistoire » du cinéma, pas uniquement liée à l’animation. Dans sa lettre, Pierre Hébert récuse l’opposition entre « prise de vue réelle » et « l’aspiration fantasmagorie de l’animation », propre à reléguer le cinéma image par image dans une sorte de légèreté et d’aura d’immaturité. Il préfère, à la suite d’André Martin, considérer qu’il n’y a « qu’un cinéma ». Vous semblez souscrire à cette position. Ne serait-il pas temps que ce point de vue soit définitivement affirmé ?

Pascal Vimenet - La notion de « work in progress » est joycienne, et je m’en réclame. Elle implique une prise en compte de la dialectique de la pensée, de ses expressions intérieures, orales et écrites et de ses temporalités - qui sont des stades différents mais complémentaires, qui prennent en considération les hésitations, les ruptures, les ratés mais aussi les cristallisations, les fulgurances, les raccourcis. Appliqué à l’organisation de la publication de l’ensemble des textes dont nous parlons, le « work in progress » est aussi un vaste chantier ou une manière de remettre sur le métier quelque chose qui est déjà paru et de lui redonner une nouvelle vie. C’est exactement le processus qui fonde le cinéma d’animation, d’une certaine façon. Et ce « work in progress » est aussi une sorte de trame et de tissu dans lesquels s’inscrivent peu à peu des figures, des récurrences, des constantes qui doivent, au bout du compte, former une sorte de grande fresque capable d’embrasser à la fois histoire, cultures et expressions contemporaines en lien avec le cinéma d’animation. Ce « work in progress » est donc l’équivalent aussi d’un vaste puzzle, dont les pièces s’assemblent ou se dissocient (selon les moments) très lentement.

De quoi nous entretient ce puzzle ? En réalité, dès le premier volume, de cette question que vous soulevez de la définition du cinéma d’animation, et de la légitimité même à user encore de cette terminologie. Dans des textes aussi différents qu’« Alice. La disjonction du corps » (sur le cinéma de Jan Svankmajer), Anamorphosis (sur un film des frères Quay), « L’animation totalisée. Ou “y a-t-il des escargots gauchers” ? » (sur une invention d’Alexeïeff) ou dans « Boro, l’île d’amour », le questionnement porte sur la nature hybride de ce cinéma et renvoie au « chaînon manquant » identifié par Hervé Joubert-Laurencin. Et la conviction de la présence d’un seul cinéma, comme l’avait argumenté André Martin, est le credo sous-jacent de cet abécédaire. Mon travail critique vise précisément à vérifier cette affirmation en la confrontant à l’évolution de la production du cinéma dit d’animation. Cette conviction remonte au tout début de mon entreprise textuelle, dès ma création de la revue Animatographe (1985), ou, par exemple, dans un entretien réalisé en 1987 avec le philosophe François Dagognet (« Marey à l’aube du siècle », volume 3, entrée [167]), nous nous interrogions sur la nature originelle du cinéma.

Dans cette logique de l’abécédaire, il était normal que la notion de « fantasmagorie » soit abordée dans le deuxième volume à la lettre « F », manière facétieuse de déjouer les approches habituelles (définition puis démonstration), de jouer d’une certaine attente des lecteurs mais aussi de reconnaître implicitement qu’un travail important de reprise de la définition était à faire… et demandait du temps ! Initialement, j’avais imaginé, précisément, faire dialoguer sur ce thème d’abord Hervé Joubert-Laurencin, Pierre Hébert et moi-même. Mais Hervé avait d’autres chats à fouetter, à ce moment-là. Du coup, le texte de Pierre Hébert est devenu essentiel pour organiser mon dialogue, qui est devenu ensuite long monologue. La conclusion du texte de Pierre Hébert prolonge le postulat de l’argumentaire d’André Martin. Il me propose de considérer que « l’animation étant sans fondement, [le cinéma] est de part en part fantasmagorique ». Propos auquel je souscris en effet, mais en prenant le temps de développer sur 80 pages ma définition de la fantasmagorie. J’ai tenté, dans ce texte inédit, qui reprend des parties fragmentaires de plusieurs cours, conférences, notes, etc., de synthétiser le point auquel j’avais abouti à ce sujet, en compartimentant ma réflexion autour d’une historiographie de l’étymologie du mot, en m’appuyant sur les études de Laurent Mannoni, qui renvoient à la « préhistoire » du cinéma, mais en liant aussi plusieurs autres aspects de cette notion aux reprises philosophico-politique (Marx), littéraire (Hugo, de Quincey, Huysmans, Flaubert, Goethe, Nerval, Villiers de l’Isle-Adam, Allais, Rameau…), poétique (Baudelaire, Gautier, Lautréamont, Rimbaud…), picturale (Delacroix, Redon, Moreau…) ou caricaturale qui la traversent et la constituent. Et je crois avoir mis en évidence quelques corrélations intéressantes qui instaurent une filiation très particulière entre, par exemple, le recueil dessiné de Grandville Un autre monde (1844), un poème un peu oublié de Carroll (Fantasmagorie, 1869), une caricature politique du maître de Cohl, André Gill (Fantasmagorie, 1866), et le premier film de Cohl (Fantasmagorie, 1908), à propos duquel j’ai proposé, en conséquence, une nouvelle lecture et analyse, différente, je crois, de celles qui ont été proposées à ce jour. J’ai finalement traité de la fantasmagorie comme de l’inconscient du cinéma, de tout le cinéma, dans son rapport à un substrat culturel antérieur… je l’ai décrite comme sa pulsion première et secrète. La lettre « F » a réveillé les fantômes, puisque la figure faustienne y a aussi surgi, que j’ai traitée selon une méthodologie assez similaire…

Bref - Un index général est-il prévu ? Ne serait-ce que pour intégrer des renvois qui ne pouvaient pas figurer dans le premier tome dès lors que les suivants contiennent des textes qui y font référence ? Plus généralement, de quoi la suite sera-t-elle faite ?

Pascal Vimenet - Un abécédaire de la fantasmagorie rassemble dans les trois premiers volumes parus 189 textes. Variations, le dernier volume, compte un grand nombre d’inédits : par exemple, des analyses filmiques de La guerre et le rêve de Momi, de de Chomon, de Hen Hop et de Love on the Wing, de McLaren, de La femme sur la Lune, de Fischinger et Lang ou du Nouveau Gulliver, de Ptusko ; des entretiens avec R.O. Blechman sur L’histoire du soldat ou avec André Lindon, sur L’enfant invisible ; des réflexions sur le travail de Lapoujade, Léger, Laguionie ou Miyazaki ; des approches des cinémas contemporains de Bertrand Mandico, Boris Labbé ou Richard Negre.

Les deux volumes suivants, qui fermeront le ban, et qui paraîtront, j’espère, d’ici au printemps 2019, poursuivront dans cette direction. C’est-à-dire qu’ils continueront de jouer de ce développement rhizomatique, en se déplaçant sur toute l’échelle historique et contemporaine dans l’espace international. Il y aura un retour approfondi sur les longs métrages, non diffusés en France, de Svankmajer (Otesanek, Sileni, Survivre à sa vie), des inédits sur Jacques Rouxel, Regina Pessoa, Bretislav Pojar, Theodore Ushev, Cerise Lopez et Agnès Patron, sur des films de Len Lye ou de Toccafondo aussi. Il y aura des reprises sur Grimault, les frères Quay, Rabier mais aussi sur Lasseter ou Chayé… Il y aura également de nouveaux dessins originaux aussi surprenants et impressionnants que les précédents. Et les couvertures auront déployé un cycle complet des Études fantasmagoriques de Bertrand Mandico, une suite de polaroïds des années 2000 pour un projet non tourné…

Quant à un index récapitulatif, il devrait en effet prendre place dans le volume 5. Et il permettra, je l’espère, de se repérer dans cette petite jungle de plus de 1500 pages…

Pascal Vimenet, Un abécédaire de la fantasmagorie, éditions L'Harmattan. Trois volumes parus : Prélude (2015), Suite (2016) et Variations (2017).

 

Fantasmagorie, Émile Cohl, 1908

 

Love on the Wing, de Norman McLaren, 1938