DVD 21/08/2017

DVD : "Corporate", ou les dessous du management libéral

Très remarqué lors de sa sortie en salles au printemps dernier, le premier long métrage de Nicolas Silhol est désormais disponible en DVD. L’occasion idéale de revenir avec lui sur son parcours, l’aventure de ce film et ses projets.

Corporate sort en DVD agrémenté de vos deux courts métrages en bonus. Ces trois films sont plutôt différents, mais L’amour propre et ce premier long métrage ont en commun de présenter des personnages d’abord antipathiques : auriez-vous une attirance particulière à mettre en scène ce type de caractères ?

Oui, j’aime les personnages antipathiques parce qu’ils résistent en permanence, ce qui crée une tension forte. C’est d’abord un plaisir de direction d’acteurs : avec Céline Sallette comme avec Xavier Gallais, nous avons pris un plaisir quasi esthétique à construire ces personnages de beau salaud et de belle salope. Je me souviens de la jubilation que Céline exprimait parfois sur le plateau face à son personnage : « Mais c’est vraiment une salope ! » C’était très excitant. Ça crée ensuite une tension avec les spectateurs, comme un défi au processus d’identification : « Vous ne me supportez pas… eh bien je ne me supporte pas moi-même ! » C’est la clef de ces personnages un peu dostoïevskiens sur les bords : ils se détestent eux-mêmes, ils sont prisonniers du rôle qu’ils jouent, ils essayent de s’en libérer mais pour y parvenir, ils sont obligés d’aller au bout de la monstruosité de leur personnage. Ils nous embarquent dans cette dialectique de l’amour-propre qui confine souvent à la haine de soi et qui évite le pathos ou, parfois, se vautre dedans.
 

Comment avez-vous travaillé avec Céline Sallette sur cette figure de la RH Émilie Tesson-Hansen, très dure dans un premier temps, mais dont l’évolution personnelle s’avère radicale ?

Le rôle était a priori loin de Céline, à la fois des rôles qu’elle a déjà joués, mais aussi de la femme qu’elle est. Là aussi il y avait une forme de défi, celui du contre-emploi ou du rôle de composition. Céline est très libre, très expressive, très empathique, tout sauf « corporate ». Nous avons donc travaillé ensemble à retenir ses émotions, à construire un personnage tout en contrôle, très opaque, dont on se demande longtemps ce qu’il ressent vraiment. À mesure que le personnage se réhumanise, qu’il se dé-corporatise, nous avons progressivement libéré la puissance émotionnelle de son jeu, d’abord à travers son regard puis à travers tout son corps. C’était un travail très précis et passionnant.


Avez-vous le sentiment de vous inscrire dans une certaine filiation de cinéastes abordant des sujets sociaux au sein du monde de l’entreprise et de ses rouages – souvent inhumains – en faisant passer un certain message à cet égard ? Aviez-vous des références avouées ?

Le cinéma français produit régulièrement des films marquants sur le monde de l’entreprise qui peuvent être considérés chacun comme le reflet d’une époque : Ressources humaines ou L’emploi du temps de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout, La question humaine de Nicolas Klotz… Ce sont des films finalement très différents qui n’ont en commun que leur décor ou leur sujet. Pour Corporate, mes références avouées ou modestement revendiquées se situent plutôt du côté des polars sociaux américains, ceux de Sidney Lumet – Serpico, Le prince de New York – ou plus récemment Révélations de Michael Mann. Ces films ne délivrent pas de « message » particulier. Ils ne se déroulent pas non plus en entreprise. Ils sont surtout construits sur un enjeu dramatique assez classique : comment un individu s’inscrit en rupture avec un système auquel il appartient, comment il tente d’affirmer sa liberté individuelle en le dénonçant. C’est un conflit interne qui suscite une forte indentification de la part du spectateur. Le dilemme du personnage d’Émilie est renforcé par le fait que pour se retourner contre son entreprise, elle doit finalement se retourner contre elle-même.


Avec le recul, que retiendrez-vous du passage du court au long métrage : cela a-t-il été ce “grand saut” parfois évoqué ?

Non, je ne l’ai pas vécu comme un grand saut. Ou alors ce serait vraiment un gigantesque saut qui a duré six ans ! Pour moi, ce passage s’est inscrit dans la durée, dans la continuité et surtout dans la persévérance. J’ai eu la chance de pouvoir compter aussi sur la persévérance et la fidélité de ceux avec qui je travaille depuis l’école, à commencer par mon producteur Jean-Christophe Reymond et mon co-scénariste Nicolas Fleureau. En ce qui me concerne, c’est l’écriture qui a pris du temps. Il ne faut rien lâcher et quand arrive enfin le moment d’y aller, il faut se dire qu’on est prêt. Même si l’échelle est différente et les enjeux économiques plus importants, l’aventure du tournage est la même pour un long métrage et pour un court. 


La grande révélation de Corporate est Violaine Fumeau, avec qui vous aviez déjà travaillé sur Tous les enfants s’appellent Dominique. Comment décririez-vous cette collaboration renouvelée ?

 Je travaille avec Violaine depuis plus de vingt ans. Nous cheminons ensemble. Je n’écris pas a priori de rôle pour elle mais quand arrive le moment de la distribution, mon désir de travailler avec elle s’impose. Pour Corporate, j’ai même changé le sexe de l’inspecteur du travail pour en faire une inspectrice et que ce soit elle qui la joue... Ce choix a évidemment profondément changé la physionomie du film. Violaine est une actrice très ancrée dans le réel, elle apporte une sorte de vérité immédiate aux personnages qu’elle joue. Le fait qu’elle soit encore peu connue renforce cette impression.


Après un premier long aussi remarqué dans un tel registre, l’envie est-elle d’en changer ou de creuser un sillon voisin ? Avez-vous déjà en tête ce que sera votre prochain film ?

J’ai envie de continuer de faire des films qui interpellent les spectateurs sur des sujets de société qui nous touchent tous. J’ai envie de continuer à parler du travail et de la place qu’il occupe dans nos vies. Je travaille avec Kazak sur un nouveau sujet qui devrait plaire au président Macron : l’ubérisation de nos vies !
 

Propos recueillis par Christophe Chauville
Merci à Aude Dobuzinskis
 

 

Corporate de Nicolas Silhol, DVD, Diaphana Édition Vidéo, 19,99 euros.
Disponible à partir du 22 août 2017.

Photo : © Claire Nicol.