Cahier critique 01/04/2018

“Un monde sans bêtes” d’Emma Benestan et Adrien Lecouturier

Sous le soleil de Camargue, un documentaire fascinant sur l’apprentissage de la vie et du travail de gardian. Compétition nationale, Clermont-Ferrand 2018.

Ce film est le résultat d'une résidence d’artiste que menait Emma Benestan depuis plusieurs mois dans un collège dans le Gard autour d'un atelier-film qui abordait la question du rêve avec des jeunes de 4e. Rejointe par Adrien Lecouturier, ils ont été frappés par les paroles du jeune Théo lors de son entretien : il rêvait sans cesse de taureaux et parfois quand il dormait, il avait peur qu’au réveil, il se retrouve dans « un monde sans bêtes ». Ils l'ont suivi dès le lendemain dans la manade où il était apprenti pendant son temps libre. Théo, qui était un jeune garçon si éteint en classe et si discret, en grand échec scolaire, se transformait au contact avec la nature. De là est né le désir de ce film, porté par une photo magnifique aux touches impressionnistes, qui nous propose de suivre ce petit bout d'homme malmené par sa volonté de grandir vite, plus vite, trop vite. Filmé au plus près des corps, celui de Théo, fragile et changeant, celui de Mickaël, le mâle dominant, manardier craint et admiré par le jeune élève, et celui des bêtes à la fois puissantes, dangereuses et vulnérables, que le jeune homme redoute de voir disparaître, ce court métrage dégage une force implacable, doublé d'une grande fragilité, régie par le doute. Cet équilibre précaire, doublé d'une résilience qui ne vient pas, en font un film sublime sur l'adolescence et ses aspirations. 
Sarah Momesso, programmatrice du Festival international du court métrage de Clermont-Ferrand

 

La bête est là quelque part, parfois je la cherche […] Parfois je me réveille et j’ai peur de me retrouver dans un monde sans bêtes” murmure Théo en voix off, quand apparaît progressivement à la lueur du jour une paisible manade. Abstraite et annonciatrice, cette prophétie ouvre Un monde sans bêtes, le court métrage d’Emma Benestan et Adrien Lecouturier ; la première fut remarquée pour ses courts Goût Bacon (2016) et Belle gueule (2015), avec Oulaya Amamra et le second, également directeur de la photographie ­— notamment sur Belle gueule — a signé des documentaires : Fiebres (2013) et Angel et Jeanne (2014).

Pendant un été, Théo apprend le métier de manadier auprès de Mickaël. En pleine adolescence, le jeune garçon est en proie à de multiples interrogations. “Élever des taureaux, en gros, être manadier…” confie t-il à l’un de ses amis quand il lui demande ce à quoi il rêve. Fasciné par ces animaux aux longues cornes, noirs et trapus, l’adolescent idéalise Mickaël, figure autoritaire et aimée ­— où est son père ? Instruit à la dure, Théo l’assiste du comptage des bêtes jusqu’au marquage au fer rouge. Filmées à l’épaule, au plus près des corps, ces séquences de travail documentaires mettent en valeur les gestes du manadier charismatique. Dans ce film initiatique, Mickaël est un passeur ; il transmet son savoir-faire et sa passion de la bouvine — des courses camarguaises. Leur face-à-face, joué dans une arène devenue théâtre, est l’une des plus belles séquences. Mickaël se transforme en taureau farouche, tenant dans ses mains des cornes sur lesquelles Théo doit trancher de fines ficelles. Sans relâche, il poursuit le garçon qui apprend à devenir raseteur. Ce simulacre de course relie les deux générations par le sport, le dépassement de soi.

Après l’épuisement, vient la confrontation avec l’animal, — le vrai. Sous les yeux de Théo, le manadier se livre à un véritable corps-à-corps avec un jeune taureau. L’adolescent se fige, apeuré par la bête. Mickaël ébranle alors brutalement l’image de ce futur métier tant espéré : “Je me suis fait violence à ton âge !”. À ses doutes, s’ajoutent les angoisses de sa mère protectrice. Celle-ci remet en cause son désir le plus profond lors d’une discussion “qui fait grandir”. Le film semble prendre une tournure plus fictionnelle, notamment lorsque la mère inquiète et le fils mutique se disputent sur l’avenir du jeune manadier dans un champ/contrechamp en plan fixe.

Terreau du rêve de l’adolescent, la Camargue apparaît comme un décor de western. Un monde sans bêtes joue avec l’imaginaire du genre américain. Tous les éléments sont réunis : des paysages secs et craquelés avec des marécages, jusqu’aux chevauchées des taureaux encadrées par de puissants cavaliers ­appelés “gardians”. En lumière naturelle, sous un soleil de plomb, les accords de guitare électriques stridents se mêlent aux bruits des galops. Lors d’une partie de chasse, Mickaël confie son fusil à Théo. Par cette passation symbolique, Théo entre lentement dans le monde des adultes. Dans cet entre-deux âges, sa plus grande peur serait de voir son rêve disparaître. Un rêve sans taureaux, ça n’existe pas.

Vladimir Lozerand

Réalisation et scénario : Emma Benestan et Adrien Lecouturier. Image : Adrien Lecouturier. Montage : Emma Benestan et Julie Borvon. Son : Anne Dupouy, Charlotte Butrak et Niels Barletta. Musique : Alexis Paul. Interprétation : Théo Fuster, Mickaël Matray, Monique Fuster et Matthias Goyat. Production : Chevaldeuxtrois / Deuxième ligne Films.